mardi 2 septembre 2008

"Nullipare" - Jane Sautière


Je laisse la parole à Ananke

Je referme à l’instant l’excellent « Nullipare » de Jane Sautière (aux éditions Verticales). Vous ne l’avez pas encore vu en librairie puisqu’il ne sort que prochainement, mais c’est le privilège de connaître quelques auteurs (et le seul) : parfois, ils vous envoient leurs livres avant même leur sortie. Fin de la séquence « Nananère ! »

Sans doute le meilleur moyen d’en parler est-il d’en indiquer son point de départ : « Je traverse la grande place vide comme un champ de foire, couverte d’une terre granulée rouge, on s’en met toujours un peu dans les chaussures. Il fait beau. C’est février. Je vais faire une mammographie, je suis inscrite dans les fichiers des bénéficiaires du dépistage du cancer du sein, comme toutes les femmes de cinquante ans. Je vais me faire écrabouiller les seins sous les rouleaux compresseurs d’une machine à rayons X (le même X que celui qui désigne le féminin ?). C’est un cabinet de radiologie chic, où l’on sent qu’on ne fait pas partie de la clientèle payante à de petits détails à peine appuyés. La jeune femme qui manipule l’engin me parle avec la contrefaçon de notre époque qui revient à s’adresser à la clientèle en la laissant (« je vous laisse mettre votre bras ici », « je vous laisse baisser la main », « je vous laisse vous assoir »). C’est une horreur de non relation. Je voudrais lui demander de ne pas me laisser justement, pas en ce moment, pas dans cet espace métallisé, pas avec des mots écrasés, essorés comme mes seins précisément (quelle femme peut imaginer qu’on puisse aplatir des seins à ce point ?) C’est quand même une grande surprise la mammographie. Elle me laisse pour de vrai, ce qui n’est pas plus mal et j’attends le radiologue. Lui me regarde à peine et remplit son questionnaire. Puis il dicte son compte-rendu. Je m’entends désignée par mon nom, mon sexe, mon âge, et ma position dans l’ordre de la reproduction : « nullipare ». Le mot me frappe, me blesse, me suit dans ma journée, comme les toutes petites coupures qu’on se fait avec une feuille de papier, qui saignent beaucoup, et qui nous gênent au delà du vraisemblable. Je l’entends si fort aujourd’hui sans doute parce que tout est joué, et que cet état est devenu définitif. »
Et peut-être pourrait-on compléter cette présentation avec la phrase de quatrième de couverture : « Je voudrais interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir. »

Le très grand intérêt du livre ne réside pas pour moi dans une proximité immédiate avec son « sujet » (c’est d’ailleurs plus un prétexte) : je suis un mec et j’ai trois plus deux enfants. Plutôt dans son écriture et dans la position tenue par l’auteure, conciliant l’intime des confidences et l’exposition d’une publication. Pour l’écriture, elle est d’une acuité sans concession d’aucune sorte, mais sa limpidité nette permet de très larges ouvertures sur tous les paysages de l’âme et sous la surface, elle laisse deviner toute la vie, drôle, tragique et tendre. La position tenue par Jane Sautière m’est apparue incroyable de force et de justesse. Partant d’un état somme toute intime et remontant par là, degré par degré son parcours, elle gagne le pari que tiennent les très bons livres : s’adresser à l’universel, nourrir cette part d’humanité en nous. C’est ce qui éloigne définitivement – et très heureusement – « Nullipare » d’une histoire de nana penchée-perchée sur un problème de nana. Un livre dont on sort grandi, c'est-à-dire occupant enfin le volume de soi qu’on devrait, si l’on n’était trop souvent rétrécis à l’intérieur.

Les derniers mots pour elle : « Nulle part, ce n’est pas ailleurs, c’est sa perte, c’est ici sans ailleurs. Je serai plutôt, moi, l’ailleurs sans ici, une sorte de péniche, toute portée par les fleuves si lents, si beaux. » (P38)

3 commentaires:

  1. Jolie consonance entre "nulle part" et "nullipare", qui fait paraître ce dernier moins barbare.

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  2. Au sujet du livre 'nullipare', c'est lugubre tout le long et on ne voit pas du tout l'ouverture sur l'enlèvement du tabou de la nullipare ......

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  3. Et si vous lisiez les livres pour ce qu'ils sont plutôt que pour ce que voudriez y lire ? ♣

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