jeudi 4 septembre 2008

"Effacement" - Percival Everett

L'avis d'Ingannmic


Fils, petit-fils, et frère de médecins, Thelonious « Monk » Ellison a reçu une éducation et une instruction qui, liés à une intelligence hors du commun, lui ont permis d’être un écrivain talentueux. C’est un romancier exigeant, dont l’œuvre est difficilement accessible, et qui a la « particularité » d’être noir. « Particularité » non pas pour lui, qui ne s’est jamais véritablement interrogé sur l’incidence de sa couleur de peau, mais au regard des autres, et notamment de ses lecteurs potentiels, pour lesquels son apparence physique induit l’écriture d’une certaine catégorie de romans. Catégorie dans laquelle se classe notamment le dernier roman de Juanita Mae Jenkins, auteure noire qui vient de publier un best-seller dont l’action se déroule dans un ghetto et qui met en scène des personnages incultes et caricaturaux, issus des bas-fonds des quartiers afro américains. Thelonious est perplexe et furieux face au succès de cet ouvrage dénué de toute qualité littéraire…

Suite à l’assassinat de sa sœur par des militants anti-avortement, il se voit contraint de s’occuper de sa mère, qui sombre peu à peu dans la maladie d’Alhzeimer, puisque son frère Henry, homosexuel en prise avec un divorce difficile, en est incapable. Cette responsabilité implique une importante participation financière qu’il ne peut assumer, jusqu’au jour où un manuscrit adressé à son agent conquiert les éditeurs. Et c’est là que cela se corse…en effet, ledit manuscrit n’est autre qu’un exercice de style que Thelonious a réalisé sans le prendre au sérieux, dans lequel il s’essaie à cette fameuse « littérature afro-américaine ». Le résultat : un court récit avec pour personnage principal un jeune noir vivant dans les quartiers pauvres, haineux, violent, et qui ne sait pas aligner 2 mots sans les ponctuer de multiples grossièretés. Le comble, c’est que ce roman rencontre un succès phénoménal parce qu’il est considéré comme « vrai » et authentique !
Pour lui qui s’était juré de ne jamais compromettre son art, la situation est difficile : il a l’impression de devoir assumer une « négritude » qu’un lui impose comme étant une composante essentielle – sinon comme la composante principale- de sa personnalité. C’est comme si les rôles étaient inversés, aussi : c’est le public qui impose à l’artiste ce qu’il doit « produire », et non plus l’artiste qui livre au public le résultat d’un travail volontaire et réfléchi de sa part.

La place qu’occupent d’ailleurs écrivains et autres peintres ou sculpteurs dans la société et les messages qu’ils peuvent faire inconsciemment passer par l’image que l’on a d’eux, est une préoccupation qui revient dans « Effacement » à intervalles réguliers, d’une façon tout à fait originale, mais que je ne dévoilerai pas ici, par égard pour ceux qui décideraient de le lire… C’est un roman très riche, varié, ponctué d’anecdotes et de réflexions qui vont de conseils sur la pêche à la truite à des explications sémantiques parfois absconses.

J’ai dans un premier temps lu « Blessés » du même auteur (recommandé par Laiezza) et j’ai été frappée par les similitudes existant entre les personnalités des narrateurs des 2 romans : ce sont des hommes cultivés, intelligents, avec un sens des responsabilités affirmé, et en même temps d’une grande humilité. De plus, dans les deux récits, l’auteur évoque les difficultés à imposer aux yeux des autres une image de soi qui serait déterminée non pas par notre apparence mais par notre personnalité, nos actes et tout ce que l’on peut exprimer.



L'avis de Laiezza

Voici une histoire pas comme les autres, à la fois belle, cruelle, malsaine, politique et intime. Celle de Monk, un écrivain afro-américain méconnu, et las de voir ses livres toujours classés au rayon : africanamerican. Il décide alors d'écrire un pastiche de cette "sous-littérature" qu'on célèbre avec condescendance...et fait ainsi un premier pas vers la starification.

Voilà pour l'histoire. Pour mon avis, il est simple et concis : c'est génial, achetez-le !
Je crois d'ailleurs que seul un pointilleux comme Thom (qui me l'avait cependant recommandé) peut oser dire que ce livre n'est pas un chef d'oeuvre total ! ...
Ce livre ? Ces livres, plutôt ! Car, après tout, "Effacement" c'est deux livres en un seul ! Everett a eu l'idée géniale d'insérer l'intégralité du roman de son narrateur, pile au centre de son roman à lui...cette technique de mise en abime est tout simplement géniale (je me répète...?), pas tellement parce qu'elle est originale (je pense que beaucoup d'écrivains ont déjà dû y songer) mais parce qu'elle est terriblement culottée (je pense qu'à l'inverse très peu d'écrivains auraient eu le courage, ou la folie, de faire un truc comme ça !).

Le roman à l'intérieur du roman n'est pas très long, mais je pense qu' "Effacement" n'aurait pas du tout été le même livre si ce passage n'avait pas été là. C'est bien de montrer la confusion éprouvée par le narrateur avant et après la rédaction du bouquin, c'est mieux de nous livrer le bouquin pour que nous en jugions nous-mêmes. Ainsi, Percival Everett fait du lecteur le complice de la supercherie de son Thelonious Monk, et un témoin privilégié de sa perte de contrôle.
Un véritable coup de génie. Pour un livre qui est, peut-être, le meilleur "roman contemporain" que j'aie jamais lu. Quand j'ai vu ça, je me suis "Non ! il a osé." Puis "C'est génial, il faut l'acheter".

Et sinon, je vous ai dit que j'avais adoré ?



L'avis de Thom

Monk est écrivain. Il est aussi noir, et il ne voit pas vraiment de rapport entre ces deux états. Ce n’est pas grave : les autres le voient pour lui. Alors qu’il se promène dans un supermarché du livre avec sa sœur, il cherche à tout hasard un de ses livres, persuadé de n’en trouver aucun. Il en trouve quatre, rangés dans la catégorie « littérature afro-américaine », ce qui le met en rage. Ses œuvres n’ont rien d’afro-américaines, ce sont des romans, bon ou mauvais, mais pas plus afro-américains que ceux d’un blanc. Juste à côté trône le best seller du moment : « We lives in da ghetto » de Juanita Mae Jenkins. Un truc qui l’écoeure, plus proche du témoignage écrit avec les pieds que de la littérature, communautariste et misérabiliste à souhait. Alors il décide d’en écrire une parodie sous un nom d’emprunt, et de la faire parvenir à des éditeurs…

Monk a t’il omis consciemment de préciser que c’est une parodie ?
Tout l’intérêt du roman me semble résider dans cette seule et unique question, car c’est bien d’inconscient que Percival Everett, avec un style tout simplement génial, nous parle. Avec finesse, ironie et violence, il met en scène le chaos mental dans lequel va peu à peu se retrouver plonger Monk.

Mais résumer « Erasure » à cette histoire de parodie et de pseudonyme est une erreur…c’est à la fois vrai et faux. Disons que c’est un fil conducteur qui rend le livre totalement accessible à quiconque, mais je ne suis pas persuadé que ce soit cette trame qui en ait dicté l’écriture. La question, c’est plutôt celle de la quête d’identitaire – ou la destruction de l’identité le cas échéant.

C’est ce problème d’identité, ce sentiment de solitude parmi les siens et d’anonymat parmi les autres écrivains qui sont les réels moteurs du personnage de Monk – et donc les rouages du roman car les deux sont indissociables.

Tout semblant ici bipolaire, deux questions se dessinent :

Qu’est-ce qu’être écrivain ?

Qu’est-ce qu’être afro-américain ?

…et par conséquent qu’est-ce qu’être écrivain afro-américain, si tant est que cela existe. Une ultime interrogation à laquelle l'auteur semble répondre par la négative, reniant tout concept de race, de peuple et de culture identitaire - bref c'est à peu l'inverse absolu des trois quarts de la littérature actuelle, ce qui est d'autant plus jubilatoire.

Autour de ces trois questions Percival Everett brode toute une galerie de personnages assez étranges et transparents (parce que transparents ?). On a un peu l’impression que les personnages secondaires ne sont que les faire valoir de son narrateur, qu’ils n’ont pas une grande importance et servent à faire diversion : la sœur, la mère, la gouvernante, le frère, la vague petite amie…ils sont là, mais ils ont quelque chose d’évanescent. Comme s’ils n’existaient pas ou plus précisément comme si leur seule raison d’exister était de faire exister Monk. De ce point de vue, Lisa, la sœur, est un modèle de non-personnage. Pas de description physique, à peine caractérisée…elle a bien quelques lignes de dialogue mais pas grand chose de concret et finalement elle n’existe que par le prisme de Monk, de ses rapports avec elle et des réflexions qu’il fait à son sujet…

Mais ce n’est absolument pas une critique, au contraire, je suis admiratif devant tant de finesse : les personnages ne vivent aux yeux du lecteur que par les yeux du narrateur, par conséquent lorsque celui-ci commence à perdre pieds ils s’affolent et semblent disparaître…bel exemple également, ce parallèle entre Monk et sa mère perdant la tête – pas plus que lui a t’on envie d’ajouter.

Reste que dans les deux derniers chapitres, et ce sera mon seul bémol, les choses semblent s’enliser un peu alors qu’au contraire l’Absurde devrait atteindre son paroxysme. Ce n’est pas grand chose, une poignée de pages sur l’ensemble du livre…ça ne l’empêche donc pas d’être un grand livre, mais ce n’est pas tout à fait le chef d’œuvre que cela aurait pu être…

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