jeudi 1 janvier 2009

Edgar Poe : le poète et les femmes

For the moon never beams, without bringing me dreams
Of the beautiful Annabel Lee

Et aujourd'hui, je m'adresse plus particulièrement aux lectrices du blog des Chats, dont je me suis laissé dire que certaines ont un vrai tempérament de midinette. Celles-là, qui s'imaginent que "sortir avec un poète, ça doit être grave trop méga cool", je tiens à les mettre en garde, surtout si le poète s'appelle Edgar Poe (notez que ça a peu de chances de se réaliser, mais pour une fois, je m'autorise un peu de licence poétique, tiens !).

"Mais si !" -les entends-je rétorquer, c'est bien connu que les poètes ont toujours à coeur d'intituler une de leurs odes du nom de leur belle, et ça, c'est la vraie classe ! Avoir un poème dédié à son nom rien qu'à soi, c'est quand-même le rêve de toute une vie de midinette !

Je suis bien d'accord, et d'autres ont eu cette chance. D'ailleurs, déjà en parcourant les titres des nouvelles de Poe, on trouve quelques prénoms de femme aux sonorités ensorcelantes : Morella, Ligeia, Bérénice, Eléonora... (désolé pour les Jennifer et autres Kelly).
Mais si on se penche un instant sur le destin de ces jeunes personnes, c'est là que les choses se gâtent.
Morella, par exemple, jeune femme d'une beauté ensorcelante et d'une érudition incomparable, est malheureusement d'une santé fragile, ce qui causera sa mort prématurée, mais ne l'empêchera nullement de revenir d'entre les morts. Et il en va un peu de même pour les autres.

Donc, mesdemoiselles, pour être élue du coeur de Poe, il faut être remarquablement belle, jeune, cultivée, mais aussi, avoir une propension à mourir dans la fleur de l'âge, et à ressortir du tombeau sous forme de zombie ou de spectre, ce qui n'est quand-même pas donné à tout le monde. Vous voilà prévenues !

Aussi, il n'est pas surprenant que ce genre de thème se retrouve (peut-être de manière plus marquante encore) dans la poésie de notre auteur.
On pourrait même dire que c'est le thème dominant de toute sa poésie. Des textes aussi célèbres que "The Raven", "Ulalume", "To One in Paradise", ou "Annabel Lee" sont inspirés par la mort d'une jeune femme de grande beauté, ce que Poe considérait comme le sujet le plus poétique du monde.
Le regret nostalgique, désespéré, la séparation irrémédiable, la crainte -presque, que le sommeil des morts ne soit pas exempt de rêves, ce sont là les notes dominantes de ses poèmes.
Poe habite en imagination des châteaux hantés, des mondes vaporeux où des cités rêvées s'engloutissent dans la mer, "in a fairy land with dim vales and shadowy woods".
Toujours selon lui, la mélancolie est le plus légitime des sentiments poétiques, et il l'a rendu comme personne, mais c'est effectivement au détriment d'autres sentiments. Les personnages de Poe sont irrémédiablement enfermés dans leur mélancolie, peu accessibles au monde réel, aux humains qui ne sont pas l'être aimé perdu, et à l'action.

C'est dû certainement au caractère de l'auteur, et aux aléas de sa vie, mais aussi probablement à une réaction contre la poésie américaine de son temps, qui se voulait très morale, respectable et didactique, et toujours au service d'un noble but. Voici ce que dit Poe, par contre :

"Beyond the limits of beauty the province of poetry does not extend. Its sole arbiter is taste. With the intellect or the conscience it has only collateral relations. It has no dependance, unless incidentally, upon either duty or thruth."

Maintenant, en ce qui concerne la poésie en langue étrangère, la question est toujours la même : faut-il la lire en traduction (quand elle existe), faire l'effort de la lire en langue originale (quitte à ne pas tout comprendre), ou carrément faire l'impasse ?

Dans le cas de Poe, nous avons la chance d'avoir des traductions dont certaines sont l'œuvre de poètes illustres. Prenons le cas du poème le plus célèbre de Poe : "The Raven", ou "Le Corbeau".


Voici une traduction des deux premières strophes par Stéphane Mallarmé :

Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié, — tandis que je dodelinais la tête, somnolant presque, soudain se fit un heurt, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre, — cela seul et rien de plus.

Ah ! distinctement je me souviens que c’était en le glacial Décembre : et chaque tison, mourant isolé, ouvrageait son spectre sur le sol. Ardemment je souhaitais le jour — vainement j’avais cherché d’emprunter à mes livres un sursis au chagrin — au chagrin de la Lénore perdue — de la rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore : — de nom pour elle ici, non, jamais plus !

Pour comparer, voici maintenant traduction du même extrait par Charles Baudelaire :

Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, – murmurai-je, – qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela et rien de plus. »

Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, – et qu’ici on ne nommera jamais plus.

Un autre poète français, Maurice Rollinat, s'est essayé à une traduction en vers :

Vers le sombre minuit, tandis que fatigué
J’étais à méditer sur maint volume rare
Pour tout autre que moi dans l’oubli relégué,
Pendant que je plongeais dans un rêve bizarre,
Il se fit tout à coup comme un tapotement
De quelqu’un qui viendrait frapper tout doucement
Chez moi. Je dis alors, bâillant, d’une voix morte :
« C’est quelque visiteur – oui – qui frappe à ma porte :
C’est cela seul et rien de plus ! »

Ah ! très distinctement je m’en souviens ! c’était
Par un âpre décembre – au fond du foyer pâle,
Chaque braise à son tour lentement s’émiettait,
En brodant le plancher du reflet de son râle.
Avide du matin, le regard indécis,
J’avais lu, sans que ma tristesse eût un sursis,
Ma tristesse pour l’ange enfui dans le mystère,
Que l’on nomme là-haut Lenore, et que sur terre
On ne nommera jamais plus !

Je serais curieux de connaitre votre avis. Personnellement, je préfère le travail de Baudelaire, mais est-ce qu'une traduction peut vraiment rendre justice à la poésie originale ? L'ambiance y est, certes, mais il manque cette musique qui est un élément si important chez Poe (sa définition de la poésie est d'ailleurs "the rhythmical creation of beauty"). Une traduction, C'est presque comme si on avait une chanson sans la musique. Evidemment, pour lire en anglais et apprécier la musicalité, il faut au moins avoir de bonnes notions de la prononciation de cette langue.

Voici le début du texte de Poe. Déjà rien que le premier vers a un rythme et une musicalité incomparable :

Once upon a midnight dreary, while I pondered, weak and weary,
Over many a quaint and curious volume of forgotten lore,
While I nodded, nearly napping, suddenly there came a tapping,
As of some one gently rapping, rapping at my chamber door.
"'Tis some visitor", I muttered, "tapping at my chamber door —
Only this, and nothing more."

Ah, distinctly I remember it was in the bleak December,
And each separate dying ember wrought its ghost upon the floor.
Eagerly I wished the morrow; — vainly I had sought to borrow
From my books surcease of sorrow — sorrow for the lost Lenore —
For the rare and radiant maiden whom the angels name Lenore —
Nameless here for evermore.

Personnellement, mes poèmes préférés sont les derniers. Je trouve "Annabel Lee" particulièrement irrésistible. C'est le dernier poème terminé par Poe, qui fut publié deux jours après sa mort.
On y retrouve encore un amour idéalisé, d'une force peu commune. En fait, le narrateur donne à penser que ce n'est pas seulement de l'amour, mais de l'adoration qu'il éprouve pour Annabel Lee, ce qui peut-être, n'est possible qu'après sa mort. Il admet que Annabel et lui étaient deux enfant quand ils tombèrent amoureux, mais son explication enfantine que des anges l'ont tuée par jalousie suggère qu'il n'a pas beaucoup grandi depuis. Les répétitions de cette explication me font encore penser qu'il essaie de rationaliser un sentiment excessif de perte ; mais les répétitions à travers le poème ont aussi pour effet de créer un sentiment de tristesse infinie.
Contrairement à "The Raven", dans lequel le narrateur croit qu'il ne sera "plus jamais" réuni avec son amour, celui d'Annabel Lee essaie de se convaincre qu'ils se retrouveront, et que même les démons ne pourront plus séparer leurs âmes (ce qui peut être considéré chez Poe comme un exceptionnel élan d'optimisme).

Pour la petite histoire, à ce qu'on dit, "Annabel Lee" aurait servi d'inspiration à Vladimir Nabokov, spécialement pour son roman Lolita. A l'origine, Nabokov aurait d'ailleurs intitulé son roman "The Kingdom by the Sea".
Pour les rockers du site, Marianne Faithfull a enregistré une lecture du poème sur le disque "Closed On Account Of Rabies". Sur le même album, Jeff Buckley récite "Ulalume". Vous pouvez me l'offrir pour Noël.

En fait, j'ai essayé d'en trouver une version lue sur internet, et j'en ai effectivement trouvé une ribambelle (pas celle de Marianne, toutefois), mais j'ai été surpris qu'aucune ne soit à mon goût. Entre le vieil acteur de théâtre récitant d'une voix caverneuse en reprenant son souffle entre chaque vers, le jeune proto-punk se dodelinant dans sa cave une bougie à la main, et le beau gosse s'arrêtant après chaque strophe pour faire un clin d'oeil à la caméra, parce qu'il a bien saisi lui aussi tout l'impact potentiel de Poe au niveau midinettude, toutes ces versions étaient plus ridicules les unes que les autres. C'est que peut-être, ces poèmes ne sont pas vraiment faits pour être lus, que leur musique secrète est inaccessible à la voix humaine, et que ce n'est qu'au fond de son âme qu'on peut en ressentir toute la mélancolie.

It was many and many a year ago,
In a kingdom by the sea,
That a maiden there lived whom you may know
By the name of Annabel Lee;
And this maiden she lived with no other thought
Than to love and be loved by me.

I was a child and she was a child,
In this kingdom by the sea:
But we loved with a love that was more than love —
I and my Annabel Lee;
With a love that the winged seraphs of heaven
Coveted her and me.

And this was the reason that, long ago,
In this kingdom by the sea,
A wind blew out of a cloud, chilling
My beautiful Annabel Lee;
So that her highborn kinsmen came
And bore her away from me,
To shut her up in a sepulchre
In this kingdom by the sea.

The angels, not half so happy in heaven,
Went envying her and me —
Yes! — that was the reason (as all men know,
In this kingdom by the sea)
That the wind came out of the cloud by night,
Chilling and killing my Annabel Lee.

But our love it was stronger by far than the love
Of those who were older than we —
Of many far wiser than we —
And neither the angels in heaven above,
Nor the demons down under the sea,
Can ever dissever my soul from the soul
Of the beautiful Annabel Lee:

For the moon never beams, without bringing me dreams
Of the beautiful Annabel Lee;
And the stars never rise, but I feel the bright eyes
Of the beautiful Annabel Lee;
And so, all the night-tide, I lie down by the side
Of my darling — my darling — my life and my bride,
In her sepulchre there by the sea,
In her tomb by the sounding sea.

7 commentaires:

  1. Suis-je une midinette en folie? Certainement! ;)
    Qui n'a pas rêvé d'être emporté par l'excentricité d'un jeune et beau poète...(que ceux qui n'ont pas vu Moulin Rouge sortent... :p)
    Plus sérieusement, au niveau de la traduction, tu as absolument raison! La musicalité de la langue d'origine est incomparable. Même si je ne lis pas très bien l'anglais, on ressent de vives émotions rien qu'à travers la musicalité du texte. Je suis également de ton avis pour préférer la traduction de Charles, même si dans traduction il y a toujours une part de destruction...

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  2. Merci d'avoir partagé ces superbes passages de poésie

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  3. Je me rends compte que je préfère la version originale, très musicale et emportante.

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  4. Voilà, moi aussi : lire dans le texte, quitte à ne pas tout comprendre, si on n'est pas un ténor en anglais. Mais des 'choses" passeront, je vous le garantie. Puis, un conseil ; essayer de le lire à haute voix. Ca vibre !

    Merci pour cet article, Zaph

    CC

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  5. quoi, la propriétaire du blog ?? mais ce Google, je vous jure !!! J"y suis pour rien ......

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  6. Mutinerie!!! On essaye de nous piquer le blog!!! :)

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  7. On ne peut qu'essayer d'approcher l'orginal. On n'arrivera jamais à vraiment traduire un poème. La grammaire et les mots sont tellement différents qu'il est presque impossible d'imiter le ritme, les allitérations et même le sens.
    Dans l'exemple que tu donnes l'original est (au moins :) )10 fois plus beau que ses traductions.
    Très bel article Zaph.
    Susan

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