mardi 24 juin 2008

"Le cosmonaute" - Philippe Jaenada

Le chameau dans l'espace

L'avis d'Inganmic

Hector et Pimprenelle s'aiment, ils vont avoir un bébé…L'histoire pourrait être joliment banale si, peu à peu, la superbe jeune femme passionnée et indépendante qu'avait rencontrée Hector ne se transformait en mégère jalouse et maniaque.

Bien sûr, le « style Jaenada » est toujours là : le lecteur a littéralement l'impression d'être dans l'esprit d'Hector, le narrateur, à qui l'auteur prête ce sens de l'humour qui lui est propre, émaillé d'analogies farfelues et de réflexions inattendues. En l'occurrence, c'est ici la vie conjugale (installation en couple, grossesse et apprentissage du rôle de parents) qui fait les frais de cet humour. Cependant, plus on avance dans le récit, et plus on rit « jaune », car les protagonistes en arrivent à vivre un véritable cauchemar ; le comportement de Pimprenelle devient complètement insensé : jalousie virant à la paranoïa, accomplissement obsessionnelle des tâches ménagères. En réaction, Hector passe d'une passivité résignée à des accès de violence incontrôlés.

Dans un sens, on peut voir dans cette histoire une caricature des aléas de la vie maritale : repli du couple sur lui-même, routine rythmée par les obligations du quotidien, renoncement à tout ce qui nous liait à notre existence de célibataire, et par là, se reconnaître parfois dans certaines attitudes et réactions. Seulement, il ne s'agit pas ici de la dégradation progressive de relations conjugales imputable aux deux parties (comme c'est souvent le cas en réalité) : on a davantage l'impression, en effet, que Pimprenelle en est l'unique responsable, Hector opposant souvent une patience d'ange à l'hystérie grandissante de sa compagne. Au final, j'ai donc plutôt eu le sentiment de me trouver face à la narration d'une plongée dans la folie, l'arrivée de son enfant déclenchant chez la jeune femme des troubles comportementaux héréditaires (elle reproduit l'attitude maternelle qu'elle honnissait tant…).

Cette impression est d'ailleurs confortée par la construction du roman : Jaenada raconte l'accouchement dans un premier temps, puis « l'avant » et « l'après », comme pour mettre l'accent sur l'impact de cet événement sur la vie de nos deux héros.



L'avis de Zaph

Le cosmonaute vit dans son petit vaisseau spatial, avec deux autres membres d'équipage. Les journées du cosmonaute sont une suite toujours répétée de tâches ingrates et de gestes précis et incompréhensibles. Le commandant de bord ne rigole pas avec la discipline. Dans l'espace, la moindre imprécision peut avoir des conséquences dramatiques. Le seul temps libre du cosmonaute, c'est la nuit, où il peut travailler à écrire ses histoires dans le silence et la solitude, ou bien juste regarder par le hublot. Parfois, le cosmonaute revêt son scaphandre et s'autorise une petite sortie dans l'espace, mais c'est de plus en plus rare.
Le cosmonaute a l'existence dont il rêvait, et qu'il a choisie. Bon, d'accord, il ne la rêvait pas exactement comme ça, c'est le moins qu'on puisse dire, mais que voulez-vous, c'est la vie.

Ceci n'est pas l'histoire que raconte Philippe Jaenada dans son roman "Le cosmonaute". Et pourtant, peut-être que si...

Mais avant d'approfondir le sujet, sacrifions à une tradition. Quand on critique pour la première fois un roman de Jaenada, on se doit de faire un sort aux parenthèses, avant de parler de quoi que ce soit d'autre. Et je suis pour le respect des traditions (non, je blague, mais l'exercice (bien qu'un peu vain) m'amuse).
Donc, moi, j'aime les parenthèses. J'ai une formation scientifique (oh, l'horreur), et j'ai appris que la parenthèse était un élément indispensable à la sémantique d'un langage.
Car pour faire du sens, il faut d'abord pourvoir lister, par exemple, tous les éléments qui appartiennent à un ensemble, afin de les différencier de ceux qui n'en sont pas. Et pour cela, nous avons besoin de la parenthèse et de la virgule: on met entre parenthèses tous les éléments d'une liste, et on les sépare par des virgules.
La deuxième chose nécessaire pour créer du sens est la possibilité de hiérarchiser. Qui voudrait d'un monde plat où tous les éléments ont la même valeur? D'où la notion de parenthèses imbriquées. Quand il apparait qu'un élément d'une liste mérite d'être détaillé, on remplace simplement cet élément par son extension sous forme de liste.

Ça me rappelle qu'il existe un langage informatique (oui, je sais, vous vous en foutez, mais c'est MA critique, et j'y raconte ce que je veux) répondant au doux nom de "LISP", et basé principalement sur l'emploi de la parenthèse et de la virgule. Les informaticiens (qui sont de fieffés coquins) ont transformé l'acronyme original en "Lots of Irritating Superfluous Parentheses", mais je vous assure que ça ne s'applique pas au style de Jaenada.

En plus, la parenthèse modélise parfaitement le fonctionnement du cerveau humain, qui procède par associations, et est capable de partir dans une digression, et même dans des sous-digressions avant de revenir à son cheminement initial (avec un peu de chance).

Alors, c'est vrai, les écrivains n'aiment pas la parenthèse en général. Certains trouvent cela de mauvais goût (il y en a même qui ne supportent pas le point-virgule). Mais ceux-là recourent à d'autres artifices de langage pour faire comprendre que la longue subordonnée est en fait un élément annexe du discours principal. Jaenada, lui, a décidé d'appeler un chat un chat, et d'utiliser une parenthèse pour une parenthèse. C'est honnête, et ce n'est pas moi qui le poignarderai pour la cause à coups de points d'exclamation dans le dos!

Maintenant que je me suis bien amusé, que dire du roman?
D'abord, il frappe juste et fort. Parce que parfois, hommes et femmes ont vraiment l'air de venir de planètes différentes, et on peut facilement avoir l'impression d'être un cosmonaute face à ce monde étranger et incompréhensible qu'est l'autre sexe. Parce que la grossesse a un côté merveilleux, mais aussi horrible, et personne n'en parle. Parce que la vie de famille peut aussi être un piège mortel.

Ensuite, il nous propose une situation hors du commun, mais bien réelle, et surtout un type de regard masculin auquel on n'est pas habitué.
Dans le discours ambiant, en général, une femme qui quitte un homme est jugée courageuse. Un homme qui quitte un femme est un lâche. Après avoir vu cette histoire par les yeux d'Hector (le "héros"), il m'est bien difficile de décider s'il est courageux ou lâche. D'ailleurs, la réponse n'existe peut-être pas. Nous laisser dans cette indécision est une grande force du livre, je trouve.

J'ai beaucoup aimé aussi le regard naïf et décalé du héros.
Pour qu'un héros naïf soit réussi, il doit agir selon une logique extrêmement rigoureuse, avoir une vision du monde parfaitement cohérente. Sinon, la naïveté se transforme tout simplement en connerie. Et cet écueil est parfaitement évité ici.

Du moins, ce ton décalé est très frappant au début du livre. Mais petit à petit, sans s'en apercevoir, le lecteur entre lui-même dans le ton, commence à adopter la manière de voir fataliste du personnage, et du coup, l'auteur peut se permettre un style plus sobre dans la dernière partie du livre.

Pour toutes ces raisons, ce livre est une réussite remarquable.

Personnellement, c'est une lecture qui m'a marqué, mais à mon avis, il est très probable qu'on ressente ce livre fort différemment selon qu'on a ou non vécu le mariage, la grossesse, et la vie dans le néant du cosmos.




Lire aussi l'avis de Laiezza


5 commentaires:

  1. J'adore ce bouquin ! Et j'adore lire les avis dessus, si nuancés, différents, complémentaires... faudrait que je le relise une troisième fois peut-être... à la lumière de vos lumières :-D

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  2. Tu as raison, ça me donne à moi aussi presque envie de le relire dans la foulée..

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  3. Zaph, je trouve la manière dont tu relies le texte au titre, tellement géniale... Qu'elle me parait suspecte. Tu l'as pompée où, ton intro sur le cosmonaute ? ;)

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  4. Bah, comme d'hab: j'ai simplement téléphoné à l'auteur pour qu'il m'explique son foutu bouquin ;-)

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  5. Je suis vraiment contente de voir que "mon" Aristochat fait cogiter les chats. C'est chouette :)

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