lundi 1 décembre 2008

Edgar Allan Poe (Aristochat Décembre 2008 / Janvier 2009)

Edgar Allan Poe : sa vie, son œuvre, ses meilleures blagues, par Zaph

Je sais que dès que vous avez appris l'élection de Poe comme nouvel Aristochat, vous avez senti poindre l'angoisse. Oh, bien sûr, certaines des "histoires extraordinaires" sont propres à instiller un sentiment d'inquiétude, mais ce n'est pas cela qui vous troublait.
Non, ce qui vous a fait trembler, avouez-le, c'est l'idée de devoir vous rendre dans une librairie ou une bibliothèque pour demander un livre de l'auteur, et de ne pas savoir comment prononcer son nom.
Voyons, faut-il dire Edgar Pou, Edgar Peau, Edgar Pwé, Edgaw Pohw, ou encore Edgar Pot ?
Rassurez-vous ! En réalité, personne ne le sait.
Je vais d'ailleurs vous donner un truc que les amateurs francophones de l'auteur appliquent depuis longtemps avec un certain bonheur : il s'agit de simuler une laryngite, et de noyer son nom dans un petit toussotement, comme ceci :
- Pourriez-vous m'aider ? Je cherche un livre d'Edgar Allan Pohemhem.
La vendeuse comprendra : elle a le même problème.
- Excusez-nous, ce doit être la stagiaire, je lui ai déjà dit que ce n'est pas dans le rayon SF qu'il faut ranger Edgar Allan Poatchoum ! Pardon.

Maintenant que ce petit problème technique est réglé, nous pouvons nous intéresser de plus près à notre Aristochat.

J'ai entendu un jour un auteur connu affirmer qu'une condition nécessaire pour devenir écrivain était d'avoir eu une enfance malheureuse. Une enfance ennuyeuse est un minimum, car pour tromper l'ennui, l'enfant, par une sorte de réaction d'auto-défense, va automatiquement se créer une monde intérieur, se raconter des histoires, et développer ainsi le don de l'imagination. Mais si l'enfant a réellement souffert de mauvais traitements physiques ou psychiques, c'est encore mieux, car la qualité de l'imaginaire ainsi développé sera d'autant meilleure et lui permettra d'aborder les thèmes torturés qui composent la majeure partie de la grande littérature.

Il suffit de jeter un bref coup d'oeil au portrait d'Edgar pour se rendre compte qu'il n'a du éprouver aucune difficulté à se qualifier en tant qu'enfant malheureux, et donc, futur écrivain.

Edgar Poe est né le 19 Janvier 1809 à Boston. C'est déjà pas de bol. Lorsqu'il n'avait qu'un an, son père, qui ne supportait plus que le petit Poe le regarde fixement avec ses yeux de Cocker dépressif, abandonna sa famille. Sa mère, elle, eut la bonne idée de mourir peu de temps après de tuberculose. Déjà, les portes de la vocation littéraire s'ouvraient largement devant le petit Edgar.
Il fut recueilli par John Allan, un riche (mais avare) marchand écossais qui faisait commerce de différents produits à la mode à l'époque, tels que le tabac, les étoffes, les céréales, les pierres tombales et les esclaves ; enfin, tout ce qui se fabriquait facilement et se vendait avec un confortable bénéfice.

En 1835, Poe, alors âgé de vingt-six ans, épousa Virginia Clemm, sa cousine de treize ans, non sans lui avoir promis quantité de bonbons au miel-citron, ses préférés ; promesse qu'apparemment, il ne tint jamais.

En 1845, Poe publia son célèbre poème "The Raven", ce qui lui valut enfin le succès mérité, et cinq dollars de droits d'auteur. Deux ans plus tard, sa femme mourut de tuberculose, par respect pour la tradition familiale.
Pour se changer les idées, Poe décida alors de publier son propre journal, mais lui-même ne vit jamais la parution du premier numéro. Il mourut à Baltimore le 7 Octobre 1849, à l'âge de 40 ans. La cause exacte de sa mort est inconnue, mais a été attribuée à l'alcool, la congestion du cerveau, le choléra, la drogue, une maladie du coeur, la rage, le suicide, la tuberculose (fort prisée à cette époque), la syphilis, et à d'autres causes. Le pauvre ; il n'a pas du avoir une fin très comique.

Si on en croit ses plus fervents admirateurs, Poe aurait tout inventé ou presque : il aurait donné ses lettres de noblesse à la nouvelle américaine, aurait créé le polar de toutes pièces (nous en reparlerons bientôt), et même, certains (et pas seulement les stagiaires en librairie) n'hésitent pas à le ranger parmi les pères de la science-fiction !
Le fait qu'il ait été le premier auteur américain connu à essayer de vivre (mal) du seul revenu de ses écrits ajoute encore à sa légende.

Justement, comme à l'époque, les droits d'auteur étaient quelque chose de très aléatoire dont en gros les éditeurs se fichaient éperdument, la majeure activité de Poe consista à écrire un grand nombre d'articles pour différents journaux et revues. Poe était donc avant tout un critique. Un critique d'une grande finesse, à la plume souvent acérée, parfois acerbe, respecté de la plupart des écrivains, et craint d'un nombre non négligeable d'entre eux.
Il se fit donc un certain nombre d'ennemis. Le plus virulent d'entre eux, mais pas le plus courageux, attendit le jour de l'enterrement de Poe pour exercer sa vengeance.
Ce jour-là, le New York Tribune publia une longue "apologie" de l'auteur signée du pseudonyme "Ludwig". Elle commençait comme ceci :
"Edgar Allan Poe est mort. Il est mort à Baltimore (notez que ça ne rime pas en anglais) avant-hier. Cette nouvelle en étonnera beaucoup, mais en chagrinera peu."
L'article fut bientôt repris par différents journaux, et son auteur identifié comme Rufus Griswold (un nom de loup-garou, vous ne trouvez pas ?). Ce type poussa la rancune jusqu'à publier un recueil posthume d'oeuvres de Poe, et à y faire figurer une notice biographique intitulée "Mémoire de l'auteur", décrivant l'écrivain comme dépravé, alcoolique, drogué et à moitié fou, ce qui était quand-même très légèrement exagéré. Les mensonges de Griswold furent dénoncés par ceux qui connaissaient bien Poe, malheureusement, c'était pratiquement la seule biographie disponible, et elle fut largement publiée, ce qui influença grandement la réputation de Poe.

Il faut dire aussi que cette étiquette d'auteur maudit, voire maléfique, collait particulièrement bien avec le courant littéraire "gothique", dans lequel il est d'usage de faire figurer notre auteur.
Quelques thèmes récurrents dans son oeuvre "are very gothic indeed", comme par exemple la mort et ses signes physiques, les effets de la décomposition, les personnes enterrées vivantes, la réanimation des morts et le deuil (voir par exemple "Ligeia", "La Barrique d'Amontillado" et "La Chute de la maison Usher"), bref, rien que des choses gaies et légères.
Mais bon, Poe ne se cantonnait pas à ce genre d'histoires, sinon, il se serait suicidé bien avant quarante ans. Il manie aussi la satire, et, osons le dire, l'humour. Mais c'est toujours un humour au second (troisième ?) degré, plutôt destiné à libérer le lecteur d'une certaine conformité culturelle. En fait, "Metzengerstein", sa première nouvelle publiée et sa première incursion dans les histoires d'horreur, était à l'origine conçue comme une satire burlesque du genre. Est-ce sa faute si les lecteurs l'ont prise au premier degré ? Et puis, peut-on imaginer meilleur canular que ce "Balloon hoax", une histoire inventée, mais racontée avec un tel réalisme et un tel souci du détail qu'elle fut reçue comme l'annonce d'un réel exploit technologique. C'est aussi une des histoires qui valut à Poe sa réputation dans le domaine de la SF. Il faut en effet se rendre compte qu'à l'époque, un voyage en ballon à air chaud était considéré comme une prouesse technologique inouïe. Il n'était pas non plus besoin de s'envoler vers d'autres planètes pour imaginer l'inconnu ; les régions polaires, par exemple (Cfr Arthur Gordon Pym), représentaient pour une grande part une terra incognita susceptible de renfermer les secrets les plus étranges.

Mais le choix de ces thèmes n'avait pas pour but la recherche du bizarre uniquement pour le plaisir de faire du bizarre.
Poe pensait que l'étrange était un élément essentiel de la beauté, et son écriture elle-même est d'une indéfinissable nature insolite.
En général, le décor, le cadre des histoires répond lui-même à ces qualificatifs. "La chute de la maison Usher" en est une illustration idéale. Il y a un parallèle évident entre la décrépitude de la demeure et celle de la famille, toutes deux n'attendant que l'évènement déclencheur pour s'effondrer sur leurs ruines. Poe décrit le manoir avec force détails propres à inspirer un sentiment de mélancolie, mais décrire la maison, c'est décrire ses habitants, et Poe en dit beaucoup plus sur eux qu'il n'y parait.

Beaucoup de personnages de Poe sont de lugubres aristocrates déchus, à la limite de la folie, désoeuvrés, introvertis, occupés uniquement de philosophies bizarres et de textes anciens, ou ressassant, inconsolables, la perte d'un être cher. Il est difficile de ne pas imaginer que personnages et décors sont une émanation de l'inconscient de l'auteur.
D'ailleurs, beaucoup de récits sont faits à la première personne, ou en tout cas, nous offrent une plongée vertigineuse dans l'esprit torturé du personnage principal. Mais bien souvent, ce sont nos propres angoisses secrètes que nous pouvons sentir affleurer sous les lignes du récit.

Poe le poète ne doit pas être négligé, bien que dans ce genre aussi, sa production soit particulièrement mince. Pour un auteur qui excelle dans la forme courte, ses poèmes recèlent quelques uns de ses textes les plus forts. Leur étrange musicalité nous plonge plus que jamais dans cette ambiance mélancolique qui lui est si chère.
Que ce soit en prose ou en vers, Poe possède un style capable de brosser un portrait évocateur en quelques traits. Voici ce qu'en dit D.H. Lawrence dans une étude sur la littérature américaine :
"Poe's narrowness is like that of a sword, not that of a bottleneck: it is effective rather than constricting. Nothing adventitious is in his great stories, only the essentials, the mininum of characterization, plot, and atmosphere. By ridding himself of everything except what is precisely to the point, he achieves unity of effect."

Mais le style de Poe possède aussi ses détracteurs (comme je le disais plus haut, sa profession de critique n'y est sans doute pas complètement étrangère). Un des reproches qu'on lui fait est sa nature mécanique.
Ce n'est pas totalement infondé ; d'ailleurs l'auteur assume lui même un certain côté méthodique dans l'écriture. Il suffit pour s'en convaincre de lire l'essai "La genèse d'un poème", où il détaille le processus de création de son chef d'oeuvre comme s'il s'agissait de la pure application mécanique de principes et de recettes d'écriture.
Aussi brillant que soit cet essai, j'émettrais quelques doutes sur son honnêteté ; il ne faut pas oublier que Poe est friand de ce genre de détournements et de raisonnements pseudo-scientifiques.
J'ai plutôt l'impression que ce texte est au moins en partie une tentative pour se raccroche à une rationalité rassurante, comme à un bouclier contre l'angoisse et la folie.

Rien d'étonnant, après tout ceci, à ce que Charles Baudelaire se soit à ce point entiché d'Edgar Poe. Ce sont deux frères en écriture, et je crois que Baudelaire voit en Poe son propre double : le poète maudit. Il faut lire les différentes notices biographiques que Baudelaire rédigea, où il se répand en "pauvre poète" toutes les trois lignes, comme une manière de projeter sur l'autre la compassion qu'il aurait aimé recevoir pour son propre malheur, et de réparer l'injustice de la renommée.

Il parait que Baudelaire aurait virtuellement appris l'anglais dans le but de traduire Poe. Si c'est vrai, il aurait fait des progrès stupéfiants en peu de temps, car il ne possédait qu'une connaissance de base de la langue quand il s'est attelé à ce travail.
Je trouve touchant qu'un de mes écrivains préférés ait consacré autant d'énergie au seul but de faire connaître en France un autre de mes écrivains préférés, et cela par simple admiration (bon, aussi un peu pour se faire du fric, ne soyons pas naïf).
Quoiqu'il en soit, le résultat est époustouflant, au point que pour une fois, on pourrait presque préférer la traduction à la version originale.

Je vous conseille donc les livres comme ils ont été organisés du temps de la traduction de Baudelaire, puisque c'est encore la manière dont ils sont habituellement présentés en français.
Il y a cinq livres :
- Histoires extraordinaires
- Nouvelles histoires extraordinaires
- Aventures d'Arthur Gordon Pym
- Euréka
- Histoires grotesques et sérieuses

En anglais, la situation est bien sûr un peu plus complexe, puisque sans cette tradition, le nombre d'éditions différentes est bien plus grand. L'avantage est qu'on trouve plus de textes, notamment en ce qui concerne les essais. J'ai chez moi un petit livre que je peux vous conseiller et qui présente l'avantage de regrouper la poésie et une sélection significative de critiques et d'essais ; il s'agit de "Poems and essays" publié par par Everyman.


11 commentaires:

  1. Superbe idée de faire revivre Poe. Je conseille à tous sa biographie : "Enquête sur Edgar Allan Poe, poète américain" de Georges Walter dans laquelle on comprend à quel point ces histoires sordides n'étaient qu'un pis aller pour cet homme qui ne vivait que de poésie. Et quel tristesse dans ce malheureux destin !

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  2. Merci du conseil, Ys.
    Quant à moi, je décernerai un prix d'excellence au Chat qui osera se lancer dans la lecture et la critique d'Eureka ! :)

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  3. Heu... réflexion futile mais bon : A quand un aristo beau ??? D'accord y a pas que le physique qui compte je sais... ;)

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  4. Mais Edgar Poe n'est il pas ravissant? A l'échelle des gouts du XIX eme siecle, mais bon...

    Ah, ca va etre un bonheur (quand meme, Poe/ Baudelaire, ca c'est du binôme qui fait rever...)

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  5. Reste plus qu'à organiser un concours du plus bel Aristo ;-)

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  6. ben on va donc fêter ses 100 ans dans un mois et quelques jours - ça tombe bien, cet Aristochat ! C'est fait on purpose ?

    Et en français comme en anglais, il me fait toujours peur, le pauvre. Et on apprends, de lui, vi, vi !

    Bravo, Zaph, pour cette chronique Poëienne :)

    LiseCC
    ______

    pourquoi ils acceptent pas mon nom ?

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  7. On peut même dire 200, Lise ;-)
    Et non, ce n'était pas fait exprès, mais on va organiser un petit feu d'artifice !

    PS: je ne sais pas pourquoi Blogger n'accepte pas ton nom. Tu choisis Nom/URL dans les options ?

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  8. oops, voila que je ne sias plus compter, moi ! comment voulez-vous que je saches encore lire ??? ( pleurs !) OK pour le feu d'artifice ( avec des monstres griffus ??)
    Ch'sais pas pourquoué y m'refuse, ces meuchants !!! ch'suis môdite, te dis-je !

    CC

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  9. Excellent portrait Zaph! Mais qui en doutait? ;)
    Je m'attaque de ce pas à ce cher (mais moche) Edgar...

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  10. Les amis, buvons un verre à la santé du fantôme d'Edgar Poe qui a 200 ans aujourd'hui :-)

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  11. J'avais que du porto ( pas de cognac pfff petite joueuse)mais je suis sûre qu'il n'est pas vexé :)

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