samedi 11 octobre 2008

"De Niro's game" - Rawi Hage

Noirceur et poésie, par Thom & Ingannmic


« Dix mille bombes avaient déjà déchiré l'air, mais ma mère était toujours dans la cuisine à fumer ses longues cigarettes blanches. »
La dualité sous-entendue par cette phrase (déclinée sur trois chapitres) illustre de manière assez saisissante le premier roman de Rawi Hage, récit sobre et puissant d'une déroute presqu'ordinaire dans le Liban du début des années quatre-vingt (soit donc au plus fort des conflits qui ravagèrent le pays jusqu'au début des années quatre-vingt dix). D'un côté les bombes, la peur, la mort... un conflit absurde, omniprésent mais presqu'iréel... de l'autre le quotidien de Bassam et Georges, ennui urbain et boulot minables, picole et palabres en rêvassant à des jours meilleurs. A chacun son « idéal » (la fuite pour le premier, les milices chrétiennes pour le second), à chacun sa croix... jusqu'au jour où ils décident de voler le casino employant Georges afin de se remplir les poches - enfin.
Le roman bascule alors, s'éloignant de la chronique sociale cinglante pour nager dans les eaux troubles du polar le plus noir - celui qui change le fait divers sordide en histoire renfermant autant de suspens que de tiroirs. Ce retournement pourrait être un ratage - c'est au contraire la grande réussite de « De Niro's Game » : en refusant d'écrire un livre politique et en ne dénonçant rien d'autre que l'impact de la Guerre sur la vie des gens ordinaires (bien malin celui qui aura appris quoique ce soit sur la Guerre du Liban au terme de ce récit !), Hage contourne habilement les pièges de sa situation de départ, slalome entre la multitude d'écueils s'offrant à lui... et réussit au final là où beaucoup se sont cassés les dents : plus que le proverbial *livre coup de poing*, il publie une très belle *œuvre de littérature*, bien écrite , bien rythmée et pour le moins captivante.

La critique française aura sans doute tôt fait de comparer ce primo-romancier prometteur à Yasmina Khadra - on se gardera pour notre part de ce genre de raccourci fâcheux. Pourvu d'un style plus direct, plus cru, plus... anglo-saxon, Rawi Hage évolue dans un genre moins lyrique et plus terre à terre que l'auteur (régulièrement encensé dans ces pages) de « L'Attentat ». A bien y regarder les points communs entre les deux sont pour le moins minimes (sauf à considérer que tout auteur mettant en scène des arabes sur un mode proche du polar fait du Khadra) ; au risque de se faire taxer d'obsessionnel, Hage évoque bien plus souvent Dennis Lehane (mêmes personnages fracassés par la vie et hantés par la violence, même talent pour bâtir un récit montant en puissance, même force d'évocation dans les scènes dites *« d'action »*)... ce qui, était-ce utile de le préciser, ne sera vraiment pas pour nous déplaire... car au-delà de la force émotionnelle inhérente à son sujet (le plus facile de l'affaire, somme toute), Rawi Hage, encore inconnu chez nous il y a quelques mois, développe dans ce roman une palette impressionnante. Poésie, nerf, ironie décapante, art de la mise en scène... il sera impossible à quiconque de refermer « De Niro's Game » sans avoir la conviction d'avoir découvert un jeune écrivain qui comptera dans les années à venir. C'est du moins ce qu'on espère pour lui (accessoirement pour nous).



Beyrouth, début des années 80. La ville est le théâtre d’incessants bombardements, sise dans un pays où s’affrontent palestiniens, syriens et israéliens, juifs, chrétiens et musulmans…où les horreurs de la guerre civile culmineront lors du massacre de Sabra et Chatila.
C'est ici que vivent Georges et Bassam, deux jeunes amis de culture chrétienne qui se connaissent depuis l’enfance. Bassam, dont le père est mort, vit avec sa mère et travaille au port, tout en rêvant de partir vivre à Rome et Georges, orphelin, partage son temps entre un emploi au casino et des contacts de plus en plus fréquents avec les milices chrétiennes.

Bassam est le narrateur de ce récit où relation et dialogues sont indissociés (la ponctuation habituellement associée aux dialogues, tels les tirets ou les guillemets, étant inexistante), où malgré les descriptions blasées d’un quotidien qui nous paraît monstrueusement banal, affleurent une sensibilité et un sens de la poésie remarquables.
C’est tout d’abord le portrait d’une ville que nous livre l’auteur, une ville de poussière, de sang, de pénurie d’eau, de souffrances et qui, après « 10 000 bombes », finit par coller à l’image que pendant des années nous en ont donnée les médias : une ville dont l’essence même serait d’être bombardée, de laquelle nous ne sommes habitués à imaginer que des ruines...
Et pourtant, une autre Beyrouth émerge de cette cité ravagée : une ville internationale, multiculturelle, où circulent "cigarettes américaines et chats chrétiens", où les « petites voitures européennes suintent le pétrole capitaliste que les travailleurs nigérians exploités tirent du sous-sol », où se sont succédés maints envahisseurs, des romains qui l’ont fondée aux turcs qui ont réduit à l’esclavage la grand-mère du narrateur.
Ames de cette ville, nos deux héros sont passés sans transition de l’enfance à l’âge adulte dans sa représentation la plus sordide, traînant continuellement avec eux un lourd passif de violences et de restrictions. Paradoxalement, la façon dont ils participent à cette guerre semble s’inscrire dans la continuité de leurs jeux d’enfants, sans qu’ils s’y investissent vraiment, en se disant qu’une fois cette guerre terminée, ils iront boire un verre avec leurs adversaires !

Un premier roman aux multiples qualités, dont l’écriture, à la fois riche et efficace, sert un récit très instructif…

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