mardi 19 mai 2009

"Histoire d'une vie" - Aharon Appelfeld

Lambeaux, par Thom

« Papa m’a déjà dit un jour : Nous n’avons rien d’autre que ce que nos yeux voient. Je n’avais pas compris cette phrase. A présent il me semble que j’en devine le sens. »

…écrit Appelfeld à la page vingt-trois de son anti-autobiographie. Tout est là. Adepte de l’épure, l’auteur de « Tsili » n’a jamais eu besoin de grandes phrases – encore moins de grandes idées – pour s’exprimer. Enfant mutique devenu un magicien des mots doublé d'un orateur sage et captivant, il connaît mieux que tout autre écrivain la valeur des silences. Entre chaque phrase, chaque mot, se dessinent une multitude d’autres phrases et d’autres mots invisibles à l’œil, uniquement perceptibles sous forme d’émotions. Telle est la principale caractéristique de sa littérature, et ces quelques lignes égarées au milieu d’une anecdote a priori sans rapport suffisent à renseigner sur le sujet du livre. Non pas la vie d’Aharon Appelfeld, mais ce qu’en a conservé son être à présent qu’elle approche chaque année un peu plus de sa fin.

Pourvu d’un humour dévastateur, l’auteur (sans aucun doute l’un des plus grands de son temps) n’a pas pu ne pas goûter l’ironie de son projet : il y a quelque chose d’absolument surréaliste dans la formule L’autobiographie d’Aharon Appelfeld tant son œuvre, complexe et labyrinthique, a précisément pour base le refus du nombrilisme autobiographique. Il était en ce sens assez évident que l’autobiographie d’Aharon Appelfeld ne serait pas une autobiographie banale. Qu’il offrirait un livre aussi singulier que tous les autres, aussi sinueux, plutôt que de bafouer ses anciens préceptes. Dont acte : l’auteur annonce dès l’ouverture qu’il ne se souvient pas de grand chose, d’ailleurs il s’en fout un peu, il n’a pas l’intention de faire l’effort de se rappeler. Il racontera ce qui voudra bien lui revenir quand ça voudra lui revenir, et c’est uniquement parce qu’en plus d’être un génie il est d’une gentillesse mondialement célèbre qu’il n’ajoute pas : Et si vous êtes pas contents allez vous faire foutre. En somme il joue avec les attentes du lecteur tout en réussissant à ne jamais les décevoir : de même que beaucoup d’écrivains en mal d’inspiration finissent par écrire précisément sur le manque d’inspiration en soi, lui va écrire en filigranes sur l’absence de mémoire – puisqu’il n’arrive pas à avoir une mémoire cohérente.

En résulte un livre particulièrement déroutant par instant, non tant par son côté éclaté (finalement pas très original) que par son ton étonnamment…atone ! Clair, neutre, presque déshumanisé, comme si le narrateur n’était que spectateur de sa propre existence. Soit c’est un peu le marronnier que de comparer Appelfeld à Kafka, seulement désolé pour la quasi-lapalissade : le seul texte que j’aie jamais lu qui puisse être rapproché d’ « Histoire d’une vie » demeure le journal de Kafka. A la différence notable que ce journal est bien sûr écrit en temps réel et sans réelle ambition littéraire, là où le ton du texte d’Appelfeld relève à l’évidence du parti pris d’écrivain. Parti pris qui rend les passages évoquant les horreurs de la guerre et du ghetto à la fois très faciles à lire du point de vue stylistique et complètement insupportables du point de vue émotionnel. Et l’on ressort du livre complètement lessivé et un peu déphasé, convaincu d’avoir pris part à une expérience hors norme tout en ne pouvant réprimer une ultime impression désagréable…celle de s’être finalement senti plus concerné par la vie d’Aharon Appelfeld qu’Aharon Appelfed lui-même. Comme si, dans un de ces pieds de nez dont lui seul détient le secret, il avait voulu pousser son sens de l’épure jusqu’à laisser l’imagination et les sentiments du lecteur faire l’essentiel du boulot.

En résumé, voici donc un livre dérangé et dérangeant (ce sont souvent les meilleurs !), exhalant la sagesse mais tordant le cou au moindre bon sentiment dès qu’il pointe le bout de son nom. Un ouvrage génialement indigne mais jamais indigent, qui s’il n’atteint jamais la dimension d’un chef d’œuvre comme « Badenheim 1939 » imposera au lecteur de donner raison à l’auteur : il en a livré infiniment plus sur lui même dans ses romans que dans l’ « Histoire de [sa] vie. ».

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