jeudi 22 octobre 2009

"Eau-de-feu" - François Nourissier

Mes illusions donnent sur la cour, par Thom.


On me demande parfois, souvent... comment je fais pour différencier une œuvre de littérature autobiographique d'un témoignage, pour distinguer la frontière souvent poreuse entre les deux. Alors je me noie dans des explications un brin longuettes et un peu pataudes afin de masquer mon embarras, afin de contourner une vérité un peu abstraite et si difficile à argumenter... à savoir que ce qui différencie une œuvre d'art d'une chaise à bascule, c'est tout bêtement son style. Le dernier (l'ultime ?) livre de François Nourissier en sera ma preuve irréfutable, mon joker imparable, celui que je sortirai de mon chapeau lorsqu'on ne me croira pas. Sans rire (on y rigole d'ailleurs très peu) : si vous vous demandez comment différencier la littérature autobiographique du témoignage pipole (ou non), on vous recommandera la lecture d' « Eau-de-feu », dont le seul titre, poétique, claquant... dit déjà tout. S'il s'était appelé « Ma femme est une alcoolique en phase terminale et je suis très malheureux », on aurait eu évidemment plus de doutes. Ce n'est pas le cas et l'on s'en réjouit. Carrément : lorsque l'expérience autobiographique se métamorphose en littérature et tend (donc) vers le Beau, oui, on a le droit de se réjouir du malheur des autres.

Lorsqu'on referme « Eau-de-feu » on a du mal à imaginer le même livre écrit par quelqu'un d'autre que Nourissier. On se demande qui aurait pu porter cette histoire plus sordide que tragique sans se complaire sans s'en rendre compte dans le pathos, dans cette lacrymophilie primaire inhérente aux sujet glissants. Personne, sans doute. Sauf à posséder les pouvoirs magiques de l'auteur du « Corps de Diane », cette verve gouailleuse, cette plume éclatante alternant le sarcasme puissant et l'empathie pudique. Nourissier ne cherche pas à verser dans le sensationnalisme lorsqu'il narre par le menu la descente aux Enfers de sa Reine (Lear ?), et son double Burgonde ne s'épargne guère. Surtout, il a la finesse de ne pas résumer cette histoire ô combien fait-diveresque au seul alcool : c'est la désagrégation d'un couple que raconte « Eau-de-feu », plus qu'un simple voyage au cœur de l'ivrognerie. Et sans doute Burgonde n'y est-il pas étranger, qui donne l'impression de vouloir au-delà de son récit solder tous les comptes encore en cours.
Etonnamment, le livre revêt parfois des accents de « Tender Is the Night » : l'alcool s'y substitue à la folie - n'est-il pas d'ailleurs une folie cruellement ordinaire ? Cette Reine déchue, souvent, évoque Nicole vers la fin du chef-d'œuvre de Francis Scott Fitgzerald. Et dans ses sursauts d'orgueils on devine souvent son éclat passé, sèchement recouvert désormais par la maladie, par le déni, par la douleur (de moins en moins) sourde qui emporte chaque pan de sa vie. Non, décidément : on ne rigole pas beaucoup dans le dernier Nourrissier.

On ne s'afflige pas non plus, ceci dit - ce n'est pas le genre de la maison. Le misérabilisme ? François Nourissier ne connaît pas. Il narre son récit avec panache, emportement... l'histoire le plonge dans la noirceur mais l'acte de raconter sembler ne pouvoir s'épanouir que dans l'allégresse. Ce livre plus déchirant que poignant n'est pas qu'une histoire triste ; c'est aussi un festival des mots, un régal pour le lecteur. Même âgé (quatre-vingt un an), même diminué (il est atteint de la maladie de Parkinson depuis de nombreuses années), Nourissier n'a rien perdu de son œil acéré ni de cette hargne élégante qui fit ses plus grands livres (« L'Eau grise » ou « Bleu comme la Nuit »). Il paraît même parfois plus habité que jamais... on ignore si un jour il y en aura d'autres, des livres de Nourissier, dont on dit que depuis le décès de sa Reine l'an passé il vit retiré de tout. On lui souhaite de trouver la force d'en écrire d'autres. Dans le cas contraire il pourra dormir tranquille : il aura fini sur une œuvre absolument remarquable, très au-dessus de tout ce qu'il a pu offrir ces vingt dernières années.

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