Dans l'avion.
- Ça ne va pas, monsieur ? Vous ne vous sentez pas bien ? Vous voulez un verre d'eau ?
- Mais qu'est-ce que vous racontez ? Je vais très bien! Donnez-moi plutôt une bière, s'il vous plait.
En fait, je ne m'en étais pas rendu compte, mais j'étais en train de pleurer à chaudes larmes.
Plus tard, dans le restaurant de l'hôtel.Quand je vais seul au restaurant (lorsque je voyage pour le boulot), j'emporte toujours mon bouquin. Ça m'évite de devoir regarder bêtement les autres clients en train de manger pendant que j'attends le plat suivant.
Cette fois, pourtant, j'ai bien cru que j'allais avoir un peu de distraction: il y avait un pianiste.
Mais j'aurais du savoir qu'un pianiste de restaurant se doit de ménager (et même favoriser) la digestion de tous les clients.
C'est à dire qu'il joue de vieux standards de jazz, mais qu'il ne les joue pas "en jazz", si vous voyez ce que je veux dire.
Le grand classique du genre est bien entendu "Misty", qui doit être la bête noire de tous les gastro-entérologues soucieux de l'avenir de leur profession. Mais quelle tristesse d'entendre par exemple "My funny Valentine" ou "I can't give you anything but love" jouées platement, nappées d'un coulis d'arpèges, avec un accompagnement discret de bruits de couverts.
Et là, je me suis dit que si c'était triste pour moi, ça devait forcément être terrible pour le pianiste, qui après tout, devait lui aussi aimer la musique. Il avait peut-être fait de longues études musicales, avait sans doute rêvé d'une carrière prestigieuse... mais manquait peut-être un peu de talent ou de chance, et se retrouvait en train de massacrer de grandes chansons pour servir de bruit de fond aux mastications de voyageurs fatigués.
En regardant ce pianiste, j'ai compris que j'avais vu juste. Le pauvre s'ennuyait tellement qu'il jouait tous ses morceaux en regardant par la fenêtre. Et pourtant, le spectacle dehors n'était pas passionnant (je suis allé vérifier).
Comme la musique n'était pas plus passionnante que le spectacle de la rue ou que celui des dîneurs, j'ai bien vite repris mon livre.
Mais là, paf ! Rebelote. Moi qui ai d'ordinaire les canaux lacrymaux aussi secs qu'un mètre cube de Sahara, je me suis remis à larmoyer comme ma fille quand je la prive de dessert (expérience que je ne me lasse pas de répéter tant l'observation de ce phénomène qui m'est si étranger me fascine).
En attendant, j'avais vraiment l'air d'un con à pleurer comme ça en plein restaurant. J'avais refermé mon livre, espérant arrêter l'hémorragie, et ne sachant où poser le regard, j'ai tourné la tête vers le pianiste, qui était sensé regarder par la fenêtre.
Sauf qu'il a justement choisi ce moment pour regarder dans ma direction. Et il a rencontré mon regard, mouillé d'émotion. Et ce con de pianiste qui n'avait en commun avec Chopin que le fait d'être Polonais, a sans doute cru qu'il avait enfin réussi à émouvoir son public (en fait moi seul, mais pour lui, c'était déjà inespéré).
Et il a passé le reste de la soirée à jouer du mieux qu'il pouvait, pour moi, en me regardant. C'était son grand soir.
Et moi, comme dans le fond, je suis un bon gars, j'ai continué à manger en le regardant, allant même jusqu'à taper légèrement du pied sous la table.
Et je n'ai plus rouvert mon livre.
Ce livre qui pourtant me racontait l'histoire terriblement prenante du jeune Bobby et de sa compagne Maria, qui sont victimes d'une agression raciste répugnante.
Maria est défigurée par un jet d'acide, et Bobby, battu à coup de chaîne, à moitié mort, trouve refuge chez Moishe, un vieil original, qui va l'accueillir et l'aider à se rétablir, à reprendre pied.
Bobby va alors entamer une lente reconstruction motivée par un désir de vengeance.
La rencontre entre ces deux personnages si différents par l'âge, l'origine, le milieu social, a quelque chose de terriblement humain, et même de plus qu'humain.
Au départ, ils n'ont en commun que la souffrance.
Et cette souffrance,
Selby l'analyse dans ses moindres détails, ne nous épargnant rien de ses infinies variations. Il dissèque ce sentiment encore et encore, jusqu'à la nausée.
Le style de Selby est sans transitions entre récit et dialogues, comme si l'auteur se racontait l'histoire dans sa tête. La voix du narrateur est subtilement différente, mais parfaitement intégrée à l'univers des personnages. Probablement parce que l'auteur n'est pas tellement différent d'eux.
Alors s'engage un combat homérique entre haine et amour, digne d'une tragédie.
Dans ce combat, on sait tous que l'amour est plus fort, mais on sait tous aussi que c'est la haine qui doit finir par triompher. Et pourtant, c'est dans la défaite que l'amour trouve une sorte de victoire. Comme si pour vaincre, l'amour avait besoin de la mort.
Je trouve que ce bouquin a quelque chose de profondément chrétien en ce sens qu'il propose la rédemption comme valeur ultime. Ce qui va faire triompher l'amour, c'est une sorte de foi en même temps fragile et inébranlable, une foi plus qu'humaine, à l'issue finalement certaine. C'est un point de vue que je ne peux pas adopter. Je vis plutôt dans une sorte de désillusion qui n'est pas exempte de dignité. Une sorte de volonté d'agir d'une certaine manière morale, mais sans l'illusion du triomphe final.
J'admets que la volonté est moins puissante que la foi. Et je salue la démonstration éclatante de ce livre, sans pour autant y adhérer.
Il faut beaucoup d'amour pour guérir la souffrance, pour autant que cela soit possible. Et il faut avoir le coeur solide pour lire ce livre.
A 23:00 précises, le pianiste s'est interrompu au milieu d'un "Sophisticated lady" finalement pas si mauvais que ça. Il a refermé le clavier, s'est levé et a disparu. Il avait fini sa journée. Le règlement du travail l'avait emporté sur l'émotion artistique. C'est peut-être pour cela qu'il restera toujours un minable pianiste d'hôtel.
Moi, j'avais fini mon dessert. J'ai demandé l'addition et j'ai regagné ma chambre, sans trop espérer faire de beaux rêves.