Voici un livre pour le moins paradoxal, dont même le titre peut prêter à controverse. Ainsi au cours d’une brève recherche suis-je tombé sur une étude très sérieuse visant à démontrer que « Possession » désignerait une histoire, je cite : « d’envoûtement par le texte. ». Joli. Le hic, c’est que cette théorie somme toute intéressante relève d’une interprétation du terme
Possession… en français. En anglais, le mot désigne la notion de possession au sens propre – avoir quelque chose. L’idée d’envoûtement étant réservée à un terme comme (par exemple)
enchantment.
Pourquoi cette digression d’entrée ? Parce qu’il me semble que cette mauvaise interprétation du titre a conditionné la mauvaise interprétation du roman qui en a suivi. Et aussi parce que j’ai trouvé cet article à côté de la plaque fort amusant, et pour cause : il symbolise à merveille les errements, compromissions et mauvaises interprétations auxquelles se livrent en permanence les héros de « Possession » ! Qui, eux aussi, passent beaucoup de temps à analyser la poésie – au lieu d’essayer de la ressentir.
Au cas où vous n’en auriez pas entendu parler (ce qui peut paraître difficile si l’on tient compte et de l’encensement du livre sur le Net et du film de Neil La Bute qui en a été tiré), « Possession » raconte en gros (et en long) la quête frénétique d’une poignée d’universitaires tentant d’exploiter une faille biographique chez un certain Randolph Henry Ash, poète victorien très connu – nous dit-on. J’ai effectivement souvenir d’un Henry Ash qui écrivit de la poésie à cette époque, en l’occurrence un vulgaire second couteau très intéressant à étudier si vous voulez découvrir une œuvre compilant tous les clichés de la littérature victorienne. Cependant il s’agit plus le cas échéant d’une homonymie que d’un hommage (à moins qu’il ne s’agisse d’un clin d’œil dans un livre qui en compte une bonne cinquantaine par chapitre ?).
La quête est lancée, donc, et je n’en dirais pas beaucoup plus afin de ne pas trop déflorer une intrigue à tiroirs rondement menée. Tout au plus me permettrai-je de noter que le côté satirique du roman fait mouche quasiment du début à la fin : je n’ai ressenti qu’une antipathie violente pour des personnages n’étant pas censés inspirer autre chose, cristallisant tout ce que je hais chez les universitaires. C’est que la trame de départ est volontairement minable : Roland (!), antihéros absolu, est un champion de la branlette intellectuelle qui connaît manifestement plus la biographie d’Ash que son art. Amusant effet miroir qu’A.S. Byatt parvient à créer dans la première moitié du roman : en forçant le lecteur à accepter un héros pas forcément sympathique, elle le revoit à ses propres contradictions, à son propre désir de savoir – à son propre voyeurisme même.
Ici est la
possession du titre – la vraie : le désir ardent de possession littéraire. Coûte que coûte vouloir posséder un inédit d’un artiste qu’on adore. Qui oserait prétendre qu’il n’a jamais ressenti cela ? Je pense à Brel, à ce coffret polémique sorti il y a quelques années qui exhumait des chansons inédites que l’auteur ne voulait pas voir publiées… colossal succès de ventes si l’on considère le prix de l’objet. Et Kafka ? Aurait-il réellement souhaité voir publié son journal, texte plus intime encore que ne le laisse supposer la désignation, dans lequel l’immense auteur oscille sans cesse entre désespoir et auto flagellation ? Et pourtant voilà : je
possède ces deux objets. Nous sommes nombreux dans ce cas. Je sais que c’est moralement immonde, et pourtant ça ne m’a pas empêché de les acheter et de les savourer – quand bien même ce fût pour les critiquer au final.
Telle est précisément la problématique de Roland dans « Possession » (à ceci près toutefois que lui ne semble pas penser une seule seconde que sa quête repose sur une idée fondamentalement répréhensible). Jusqu’où l’amour de la poésie peut-il emmener, et jusqu’où peut-on violer l’intimité des gens sous couvert de vérité historique ? Posant subtilement la question de la démarcation entre la vie de l’artiste et son œuvre, A.S. Byatt renvoie dos à dos les biographes de tout crin : oui, semble t’elle dire, dans toute quête biographique il y a une dimension charognarde.
On comprend donc bien l’argument (et donc le titre – coucou le monsieur avec son analyse foireuse !)… sauf qu’hélas, je ne suis généralement pas passionné par la biographie des artistes. En fait je la connais généralement assez peu (sauf à l'avoir étudiée quand j’étais à la fac). Autant je comprends fort bien l’attrait pour l’aspect texte inédit, autant celui pour l’aspect éléments biographiques ne me parle pas du tout… du coup, mon appréciation du questionnement était forcément incomplète.
Je ne puis cependant pas reprocher à un roman le fait de ne pas correspondre en tout point à mes problématiques – vous en conviendrez. Si « Possession » m’a posé des problèmes, ce n’est pas à cause de cela. Ce n’est même pas vraiment à cause de son sujet (malin et assez passionnant). Non, le vrai hic avec « Possession » vient de la forme. De la longueur, déjà : sept cents pages ou pas loin, c’est beaucoup, surtout quand il ne se passe pas grand chose et qu’on a parfois dix pages consécutives de pseudo-poésie victorienne très bien imitée mais à la qualité souvent relative (et quand bien même : c'est beaucoup trop !!!). Je ne vous cache pas que si certains passages m'ont captivé, j'ai baillé plus d'une fois aussi. De l’aspect très (trop) cérébral du livre, ensuite : autant le concept de thriller littéraire est séduisant, autant il ne me paraît pas nécessaire de citer un nom d’auteur toutes les deux pages (ça peut sembler peu mais multiplié par sept cents c’est dantesque) et d’asséner la réflexion de manière aussi appuyée. La quatrième de couverture évoque Umberto Eco ? En effet : ce sujet-là, il aurait pu le trouver… mais imaginer la manière dont il l’aurait traité me laisse plus que rêveur. Voilà encore un fantasme littéraire qui m’occupera l’esprit quelques temps ! Car A.S. Byatt, dont le style classique, rigoriste voire à la limite de l’académisme, n’a définitivement pas l’élégance de son homologue italien, sa souplesse dans l’écriture, sa fantaisie dans l’idée… et bien sûr son humour. Non pas que le terme pastiche soit inapproprié – il est au contraire parfaitement choisi à condition d’y chercher le sens initial du mot. A savoir que dans sa définition première, un pastiche n’était pas nécessairement drôle.
Dont acte : « Possession » est un livre terriblement cérébral et sérieux, trop sérieux, dépourvu du ludisme inhérent à une entreprise telle que le thriller littéraire. Dans sa manière d’aborder les thèmes ou de construire le récit, A.S. Byatt semble avoir totalement oublié en route le second degré faisant d’un Eco ou d’un Somoza des auteurs non seulement intelligents mais aussi agréables… et ainsi fini par commettre le péché commis par ceux-là qu’elle stigmatise, ses personnages : trop se prendre au sérieux, oublier qu’écriture comme lecture sont indissociables du plaisir.
Du coup, j’en garde l’impression d’un livre trop lourd et trop intelligent. Ce qui est tout de même un comble.
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