La mémoire a des caprices qu’on lui pardonne parfois difficilement… Lycéenne, une amie m’avait fait découvrir –pour mon plus grand bonheur- Milan Kundera, dont je me suis empressée de dévorer un certain nombre de romans… que j’ai totalement oubliés depuis ! Imaginez un quidam en train d’examiner votre bibliothèque : « Tiens, tu as lu Kundera ? » « Bien sûr ! », répondez vous avec un air savamment désabusé, en priant pour qu’il n’embraye pas sur : « Et quel passage as-tu préféré dans « Risibles amours ? » ou « Tu te souviens, dans « L’insoutenable légèreté de l’être », quand… ? ». Voilà. Je crois que j’éprouve autant de honte que Zaph le jour où il nous a avoués qu’il n’avait jamais lu Dickens !
C’est pourquoi, lorsque Thom a publié son excellent (1)
article sur « L’ignorance », j’y ai vu une occasion de combler, du moins dans une certaine mesure, cette terrible lacune, puisque selon ses propres termes, il s’agit du roman le plus achevé de l’auteur.
Je ne saurai vous dire (comme vous pouvez le comprendre au vu des explications ci-dessus) si c’est aussi mon avis. En revanche, quand Thom le qualifie de chef-d’œuvre, je ne peux que confirmer.
L’auteur y réussit la triple performance de puiser dans les émotions individuelles leur portée universelle, de s’intéresser aux résonnances de l’Histoire sur les destins personnels, et tout cela sans nous ennuyer une seule seconde, puisque c’est un livre que l’on ne peut plus lâcher une fois entamé.
A partir des histoires –séparées- d’Irena et Josef, qui ont fui la Tchécoslovaquie lors du Printemps de Prague, pour n’y revenir que 20 ans plus tard, avec la chute du bloc de l’Est, il s’interroge sur les véritables motivations de nos actes, les malentendus et l’incompréhension qui parasitent les relations humaines, sur les difficultés que chacun rencontre tout au long de son existence pour trouver sa place, et composer avec les carcans qu’il s’est lui-même imposé par ses choix de vie.
Leur statut d’émigrés est comme un révélateur des problématiques qui se posent aux individus dans leur coexistence avec autrui : étant considérés uniquement comme tels, on attend d’eux qu’ils se comportent en conséquence, comme des personnes habitées par la souffrance d’avoir été bannies de leur patrie, leur interdisant ainsi le droit de trouver le bonheur dans leur pays d’accueil. Et pourtant, en 20 ans d’exil, c’est bien une vie que l’on se construit… Que ses compatriotes d’adoption refusent de l’admettre constitue pour Irena une immense déception. D’autant plus que l’on peut se demander si cet exil n’était pas finalement, aussi bien pour Josef que pour Irena, une occasion de fuir non seulement le régime communiste, mais aussi –et surtout ?- un contexte personnel et familial qui ne leur permettaient pas de s’épanouir ?
Le comble, c’est que lorsqu’ils retrouvent leurs compatriotes, ceux-ci semblent vouloir occulter leur années d’exil, comme s’ils refusaient de l’autre sa part d’inconnu, parce qu’ils n’en n'ont pas été des acteurs. Seuls comptent les souvenirs d’avant qu’ils ont en commun. A cela s’ajoute le fossé que creuse la relativité de la mémoire : chacun entretient du passé ses propres souvenirs, nourris de ses impressions subjectives. L’immigré en cela a un handicap supplémentaire, lui qui pendant la durée de son éloignement ne peut s’appuyer sur des points de repères concrets (visuels ou humains) pour entretenir la mémoire de ce passé.
Décalages entre les souvenirs, les attentes, les désirs, incommunicabilité… n’apprécierait-on l’autre qu’en fonction de l’image qu’il nous renvoie de nous-mêmes ?
J’ai eu au final le sentiment que le contexte historique de « L’ignorance » n’avait pas tant d’importance, mais servait de prétexte à l’auteur pour dresser le portrait d’hommes et de femmes à travers lesquels chaque homme et chaque femme peuvent se retrouver. Et par là-même, c’est comme s’il désacralisait l’amour de la patrie, (en tous cas dans le sens d'une patrie à laquelle on devrait tout), en insistant sur l’importance de l’individu et de sa capacité à être maître de ses choix (par opposition notamment à l’approche collective de l’Homme du régime communiste).
(1) Et si tu nous taxes encore d’insolence, je te griffe !