L'avis de Laiezza
Moi qui n'ai aucune affinité avec le polar, j'avoue que j'ai un peu ronchonné, quand Dennis Lehane a été proclamé ARISTOCHAT. J'ai jeté mon dévolu sur "Mystic River", le premier que j'ai trouvé. J'avais beaucoup aimé le film de Clint Eastwood ; le roman dont il est adapté est tout aussi bon.
L'histoire, si vous ne le savez pas, est celle de trois adolescents réunis autour d'une même tragédie (l'un d'eux a été kidnappé sous les yeux des autres), qui se retrouvent à l'âge adulte, à l'occasion de l'assassinat de la fille d'un d'entre eux. Face aux coups du sort, à la fatalité, les souffrances des uns sont devenues les tabous des autres. Chacun s'apprête alors à jouer le rôle que le destin lui a réservé, dans cette pièce étrange ayant lieu sur les bords de la fameuse "Mystic River" : l'un est victime, l'autre suspect, l'autre enquêteur. Dennis Lehane va jouer avec les apparences, ménager le suspens et, surtout, multiplier les points de vue de manière assez passionnante. Pas de héros, pas de pourris, juste des êtres humains, ravagés par les fantômes du passé.
Je ne pouvais que me laisser séduire, puisque l'écriture est superbe, et surtout, parce que l'intrigue policière est très secondaire. L'intérêt réside plutôt dans une étude des mœurs d'une ville abimée par la misère sociale, dans la chronique de caractères que tout oppose, et qui finissent par communier dans la souffrance. L'histoire est aussi bouleversante que la plume, et lorsqu'on referme le livre, on reste hanté par ses héros longtemps, très longtemps après...
L'avis de ZaphJe ne connais pas vraiment la définition de "roman noir", mais je dirais qu'il y a quelque chose de noir dans ce livre. Oh, ce n'est pas seulement qu'il s'y passe des choses horribles; il s'en passe de bien pires dans n'importe quel livre de Stephen King, et je n'aurais pas tendance à utiliser l'adjectif "noir" dans son cas.
C'est plutôt comme une manière de voir les choses, je dirais. Comme si le monde était fondamentalement composé de malheur, et tous les petits bonheurs provisoires que vous réussissez à voler, vous pouvez être sûr que vous allez les payer un jour où l'autre. Vous pouvez faire tous les efforts possibles pour vous tenir à carreau, pour vous faire discret, le malheur finira par vous rattraper au tournant pour vous présenter l'addition, avec les intérêts.
Et cette chape, elle recouvre tout. Les personnages principaux et secondaires, qu'ils soient flics ou criminels, la ville qui les englobe, l'auteur, et surtout, vous aussi, le lecteur.
A la lecture d'un tel livre, vous vous sentez pris d'un sentiment de malaise, de catastrophe imminente. Et si vous n'avez pas encore trempé dans un crime terrible, comme victime ou comme auteur, vous sentez au fond de vous la culpabilité de ce répit immérité.
En même temps, il y a comme une jouissance à éprouver ce sentiment complexe, car au fond, vous savez que ce n'est qu'un livre, et le soir, bien à l'abri dans la solitude de votre salon, protégé par le rassurant cône de lumière que dessine votre lampe de lecture dans l'ombre environnante, vous pouvez vous laisser aller à ce plaisir pervers vieux comme le monde: trouver du réconfort dans le spectacle de la souffrance et de la déchéance des autres.
Cette sorte de catharsis, qui à un certain point transforme le malheur en beauté, n'est pas étrangère à ce que l'on ressent à l'écoute de la musique blues, je trouve. C'est peut-être pour cela que blues et roman noir vont si bien ensemble.
Eh oui, c'est avec cette alchimie dangereuse que joue un auteur de roman noir.
Cela demande évidemment une technique et une maîtrise hors du commun.
Bien sûr, il y a des recettes; j'ai l'impression que le roman noir ou polar (encore une fois, excusez-moi de ne pas connaître la classification précise) est le sous-genre le plus conventionnel qui soit.
Par exemple, il faut que le flic ait une part d'ombre, enfance malheureuse, mariage foireux, problèmes entre collègues, ... Il faut qu'on sente que même si on se croit du bon côté de la barrière, on n'est jamais à l'abri d'un dérapage.
Il y a des trucs, pour installer l'ambiance, puis faire monter la tension, avant d'arriver au dénouement plus ou moins inattendu. L'auteur se doit aussi de nous livrer quelques fausses pistes pour nous maintenir en état d'alerte.
Tous ces trucs, Lehane les utilise, on ne peut pas lui en vouloir, puisque c'est la loi du genre.
Donc, peut-être qu'il n'y a que du classique chez Lehane, rien de très innovant dans sa manière de nous raconter ce genre d'histoire. Mais du classique de ce niveau, qui pourrait s'en plaindre?
Encore un mot sur le dénouement, qui n'est pas tellement surprenant. On le sentait venir, en fait (Lehane sème de sérieux indices, quand-même).
Mais ce n'est pas l'important, justement.
Lehane joue avec nous. Il sait qu'on se doute un peu de ce qui va se passer. Qu'on a en même temps envie de savoir avec certitude, mais pas envie de voir, mais qu'on va quand-même y aller, qu'on ne peut plus reculer, qu'on est pris dans un engrenage, comme le sont les héros. Que cette histoire, elle nous tient par les tripes et ne nous lâchera pas avant la fin.
Puis le livre se referme, la tension retombe doucement. On n'a qu'une envie, celle de vite commencer un autre Lehane.
Mais peut-être d'abord lire un peu de poésie.
Oui, ce serait bien, un peu de poésie.
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