dimanche 31 août 2008

"Les fabuleuses aventures d'un indien malchanceux qui devint milliardaire" - Vikas Swarup

Est-ce que nous allons rire ou pleurer ? par Idothée


Oui ! Superbe ! Une belle écriture tranquille qui raconte clairement une histoire extraordinaire. Un conte. Mais pas seulement . Toute l’Inde dans les mésaventures tour à tour rocambolesques et tragiques d’un orphelin indien qui porte un nom étonnant : Ram Mohamad Thomas , hindou, musulman, chrétien . . . La vie de Mohamad commence mal , il n’est pas né dans un groupe social aisé , sa mère l’a abandonné . Orphelin en Inde est une place terrible . L’Inde est un pays où les places , on le sait, malgré les changements d’aujourd’hui , sont claires et définitives , distribuées dès la naissance . Aucune possibilité pour un « rêve américain », on ne quitte pas sa condition . C’est pourtant ce qui va arriver à Mohamad . Et cela va lui arriver à travers un jeu télévisé « qui veut gagner des milliards de roupies », tout droit importé d’Amérique .

Mais avant d’en arriver là , de sa naissance à ses 18 ans , sa vie est celle de tous les dangers et de toutes les rencontres : des habitants du bidon ville de Dharavi aux acteurs de Bollywwod . Toujours drôles , les situations sont pourtant tragiques . Est-ce parce que le ton est désabusé ? Descriptif ? Rapide surtout ? J’opte pour les trois . Nous voilà tenu de choisir seul : Est-ce que nous allons rire ou pleurer ? Il n’est en fait pas possible de pleurer et en cela je retrouve le sentiment éprouvé dans d’autres lectures sur l’Inde . Comme disent les jeunes , c’est tellement « trop » , que ce que l’ ressent est plutôt de l’ordre du fatalisme . En cela aussi , dans ce roman , on reconnaît l’Inde je pense . Anne-Catherine d’Espies sur le site Evène où je suis allée (entre autres ) lire , pour comparer mon sentiment à celui d’autres lecteurs , dit que le « Le héros va et vient , tantôt perdu , tantôt mené , mais toujours maîtrisant son destin » . Je ne suis pas d’accord . Il ne maîtrise pas son destin , il le suit . Sa réussite est le fait d’un jeu de hasard et dans sa poche , il conserve une pièce de monnaie porte bonheur . Deux faces , pas de pile . Ca sera comme ça sera . La fatalité imprègne tout le récit de Vikas Swarup . Elle nous atteint , de plein fouet . Prendre un moment après la lecture est nécessaire pour en émerger et pour penser , comme Mohamad et comme Vikas Swarup certainement , que tout peut changer radicalement en Inde . Finalement , c’est étrangement une fatalité porteuse d’espoir . Car il en faut , de l’espoir pour lutter contre la fatalité .

Sinon , c’est un livre qui va parfois un peu vite , un tout petit peu trop vite . Mais dire l’Inde en un seul roman . . . C’est avoir tant à dire que je comprends.

samedi 30 août 2008

Entretien avec Philippe Jaenada

Comment devenir un auteur-chouchou des Chats en cinq leçons et beaucoup trop de questions, par Ingannmic Laiezza, Livrovore, Lily, Thom, Zaph, avec l'aimable contribution de Philippe Jaenada


L'évènement était attendu partout sur le Net - c'est désormais chose faite : après un mail égaré dans la nature, des inquiétudes (Peut-être que nos questions l'ont soûlé ? Merde Laiezza, on t'avait dit de pas poser toutes ces questions sur sa vie), des spéculations (Il est peut-être parti en vacances ? - Arrête : un écrivain c'est pauvre, ça part pas en vacances. - Quoi ? C'est pauvre, un écrivain ? - Oui ! - Mais si ça se trouve lui il est riche...?), des rebondissements (Hé, il a commenté le blog mais pas de nouvelles des questions... il les a peut-être pas reçues ?)... un miracle (pesons nos mots) a eu lieu : Philippe Jaenada a répondu à nos questions, et pas qu'un peu.
Il aura beau jeu de dire que nous en avions mis une bonne lampée : l'auteur du "Chameau sauvage", du "Cosmonaute" et de "La meilleure façon de trouver la mort en Italie lorsqu'on ne parle pas la langue" (titre non confirmé) est plus bavard que nous tous réunis - à sa décharge il reconnaît éprouver quelque peine à se montrer concis (qui sait si la volubilité de ses réponses n'est pas en fait une véritable performance de concision punchy ?). Sans vouloir verser dans le druckérisme primaire, ce fut un plaisir doublé d'un honneur de lui soumettre nos interrogations - et plus encore de le voir se prêter au jeu avec une telle disponibilité (après des année à fréquenter des auteurs je pense pouvoir dire qu'une fois n'est pas coutume, le terme n'est en rien déplacé).
Comment travaille Philippe, a-t-il déjà songé à assassiner un lecteur, qui est son Chat de Biblio préféré, le ménage est-il nécessaire à l'épanouissement de l'homme... : Jaenada, chers amis, nous dit tout. Et bien, en plus.

Bonjour Monsieur Jaenada, et merci mille fois d’accepter de répondre à nos questions (à mon avis c’est parce que vous ne les avez pas encore lues et que vous ignorez que les Chats sont surtout une bande de rigolos – pas vraiment des lecteurs très pointus).

(on la fait comme en vrai, donc là vous jouez le jeu, soyez cool, vous dites : « Bonjour les Chats ! Je vous en prie, tout le plaisir est pour moi. » vous pouvez même ajouter : « J’adore votre site… » - ce genre de truc)


Philippe : Bonjour les Chats. Je vous en prie, tout le plaisir est pour moi, vous êtes sensationnels.

(y a pas à dire, rien qu'avec ça on sent l'écrivain-qui-connaît-son-job)

Thom : Etes-vous aussi sympathique et drôle que vos narrateurs dans la vie courante, ou bien alors vous êtes un grincheux qui fait tout le temps la gueule (celle-là c’est pour savoir si vous allez bien prendre les suivantes) ?

Je suis extrêmement sympathique et d’une drôlerie enivrante, mais quand même, parfois, je suis un peu bougon, si par exemple j’ai mal quelque part – ce qui, à la réflexion, n’est pas rare. Non, je pense que je ressemble à mes personnages, du moins si on les met tous ensemble (grosso modo, pour chacun des personnages (qui vivent, je ne vais pas le cacher, des choses que j’ai vécues), je prends une partie de moi) : certains ont mes défauts et pas mes qualités (qui sont innombrables), d’autres l’inverse.

Lily : On dit qu'en tout écrivain sommeille un grand lecteur... et vous, quel genre de lecteur êtes-vous ? Lisez-vous beaucoup ? Avez-vous des auteurs favoris (Bukowski mis à part, celui-là nous sommes déjà au courant) ?

Je lis beaucoup, oui (je n’ai pas grand-chose d’autre à faire). Parmi mes auteurs préférés (il y en a des brouettes), Bukowski effectivement, Richard Brautigan, Fitzgerald, Proust, Modiano, Eddie Little (il n’a écrit que deux livres et ensuite il est mort, mais les deux sont, du moins je trouve, magnifiques), Franz Bartelt (en v’là un qui ferait un excellent Aristochat, si je peux me permettre), Manchette, Murakami (Haruki), Selby, Kafka, Cervantès, Jean Rolin, et j’en oublie des tas, à côté de la brouette. Depuis deux ans, je ne lis QUE des romans policiers américains des années 40 et 50, avec une grande préférence, affection, joie, pour David Goodis, Jim Thompson, Ed McBain, Chase et Burnett. J’y prends tant de plaisir que je n’arrive plus à en sortir.

Thom : Par exemple : parmi tous ceux qui vous ont précédé sur le trône de l’Aristochat (liste à la fin du document), y en a t’il que vous aimez tout particulièrement ?

Oui, ceux que j’ai cités, + Faulkner (mais ça fait un bail que je ne l’ai pas lu, Faulkner – j’ai tout lu d’un coup, vers 23 ou 24 ans (un bon bail)).

(en fait parmi tous ceux qu'a cités Philippe, seul Murakami a bien été un Aristochat... mais l'appel du pied pour faire de tous ceux-là des Aristos était, reconnaissons-le, des plus subtils)

Ingannmic : Par exemple, que lisez-vous en ce moment ?

"Le Sourdingue", d’Ed McBain. (Je suis tranquille, il y a de la réserve, il a écrit quelque chose comme 400 romans.)

Thom : … et est-ce que vous nous le conseillez ?

Bien sûr. Mais c’est surtout de la distraction, disons. Dans le genre polar américain des années 50, je trouve David Goodis vraiment inégalable.

Livrovore (se pose plein de questions votre manière de travailler) : Quand écrivez-vous ? Avez-vous un emploi du temps défini par jour, ou est-ce "quand ça vous vient" ?

J’écris la nuit, toutes les nuits, avec des contraintes quasi scolaires (sinon, je fous rien), entre une heure et six heures du matin, pile. Pour mon premier roman, le Chameau sauvage, je m’étais dit : « Je vais écrire quand ça vient. » Mais en fait, ça vient pas souvent, il y a toujours un coup à boire quelque part : en trois ans, j’ai laborieusement sorti 80 pages. Je suis parti m’enfermer dans une maison et me suis mis à travailler comme une mule docile, à heures fixes : en trois mois, j’en ai écrit 700, des pages. (Cela dit, je demande un peu comment j’ai fait. J’écris beaucoup plus lentement maintenant, deux ou trois pages par nuit maximum.)


Choisissez-vous le titre avant ou après avoir écrit la totalité d'un roman ?


Non, je pense à l’histoire d’abord et je cherche ensuite (le titre n’a pas beaucoup d’importance pour moi, c’est surtout un truc pour faire plaisir à l’éditeur).

Est-ce que ça a été difficile de se faire publier ?

Non. Quand je suis revenu de mon enfermement avec mes 780 pages, j’ai commencé à travailler dessus (y avait du boulot), et je n’arrivais plus à m’arrêter – tout en trouvant, les mois passant, le texte de plus en plus nul. Finalement, j’ai quasiment renoncé à l’idée de le faire publier, tellement j’en avais marre, et j’ai commencé à le donner à lire à des amis, comme ça, ou à des gens croisés dans des dîners. Et plus ou moins par hasard, le mois suivant, trois éditeurs m’ont contacté pour le publier.


Laiezza (taquine) :
Quand on parle de Jaenada, on parle parenthèses, c’est presque dans le cahier des charges. Dites-nous, à deux près, combien de réflexions sur vos parenthèses multiples pourrez-vous encore supporter, avant de griller un fusible, et de commettre votre premier meurtre de lecteur ?

La barre est franchie depuis longtemps (c’était à la 1 573e réflexion, si ma mémoire est bonne). Mais j’ai les fusibles solides. Et puis bon, faut dire que je le cherche, hein, quand même – mais, sincèrement, je n’arrive pas à écrire sans parenthèses. (J’ai essayé.)

(à noter cependant qu'on est sans nouvelles de Laiezza depuis qu'elle a posé cette question...)


Ingannmic (qui en gros se demande si vous n’êtes pas un peu dingue) :
Est-ce que les nombreuses digressions que vous prêtez à vos personnages sont inspirées de celles qui vous viennent à vous dans "la vraie vie", ou sont-elles totalement inventées (à moins que ce ne soit un peu des 2) ?

Je suis pas dingue, je le jure. Non, rien n’est vraiment inventé. La grande majorité sont des choses qui me sont arrivées, et qu’éventuellement je modifie un peu (l’agencement, la succession de ces choses, en tout cas), mais il y a aussi des trucs que je barbote, qu’on m’a raconté et que je reprends.

Livrovore : Quels défauts et quelles qualités vous trouvez-vous en tant qu'auteur ?

Houlà, c’est dur. Essayons d’être honnête. Qualité, je sais pas, je pense que j’ai un style assez reconnaissable. Défauts, deux principaux : je suis incapable de faire dans la concision, faut toujours que je précise tout, que j’explique, que j’allonge ; et surtout, je suis absolument nul en fiction, je n’ai aucune imagination dans le vide, « à partir de rien ». Ce qui est assez embêtant, car du coup, si je ne vis rien de palpitant (ce qui est le cas depuis un moment : j’ai une vie on ne peut plus planplan), je n’ai rien à écrire.

Zaph (qui au cours de ce cyle est devenu votre plus grand fan) : Je me demande ce qui vient d'abord quand vous écrivez: le thème principal, ou l'idée d'histoire ? Je veux dire que dans vos romans, je vois des thèmes sous-jacents assez forts. Par exemple, dans "Vie et mort de la jeune fille blonde", j'y vois le très beau thème de la relation complexe qu'on peut entretenir avec son passé. Est-ce que vous vous êtes dit un jour "tiens, je vais écrire un roman qui parle de ce thème"? Ou alors, vous avez commencé un récit, et le thème s'y est greffé naturellement? Bon, si ça se trouve, c'est totalement subjectif, et ce thème que j'y vois, vous n'avez même pas spécialement voulu l'y mettre !

(Zaph, je vous aime.) En fait, c’est un peu un mélange des deux. Ça part en général d’un petit début de sujet, d’histoire, d’une ou deux anecdotes, et je vois si je peux en faire quelque chose de plus profond (avec un thème, donc, on n’a qu’à dire). Par exemple, pour Vie et Mort etc., j’avais envie de raconter cette histoire de jeune furie de mon adolescence dont j’entends parler 25 ans plus tard. Et évidemment, je me dis « je vais faire un roman sur les liens souvent élastiques avec le passé » (qui me fascinent – c’est pour ça que j’aime beaucoup Modiano). Pour le Chameau sauvage, j’avais envie de raconter l’histoire de l’injuste garde à vue (qui entame le roman) et donc je me suis dit : « c’est bien, je vais faire un roman sur la naïveté, la bonne volonté, la malchance et le moyen de s’en tirer malgré tout ». L’année dernière, on a été pris, ma femme, notre fils et moi, dans un immense incendie. C’est ce que je suis en train d’écrire maintenant : un roman sur la mort, qui nous frôle tout le temps – donc par contraste, un roman sur la vie, bien sûr, l’insouciance (celle qu’on a à tort, mais en même temps, et paradoxalement, celle qu’il est bon d’avoir).

Livrovore : Vous arrive-t-il de relire vos propres romans ?

A la fin de l’écriture, oui, bien sûr. Avant, j’avais de longues semaines de travail après avoir tout rédigé. Maintenant, j’écris beaucoup plus lentement, mais du coup je n’ai presque plus de travail ensuite. A part ça (la question était sans doute : après la parution), il m’arrive de relire des passages (jamais le livre en entier, bien sûr, il y en a tant d’autres), mais de moins en moins souvent. Parce que ça ne sert à rien. Soit je trouve que ce que j’ai écrit est mauvais (alors que je pensais, en l’écrivant, que c’était bon), et donc je me dis : si ça se trouve, ce que j’écris en ce moment, et que je pense plutôt bien, c’est nul ; soit je trouve que ce que j’ai écrit est bon, et dans ce cas, je me dis : misère, j’écrivais bien, à l’époque, je ne retrouverai plus ça.

Lily :
Lisez-vous les critiques, ou pas du tout ? Je pense aussi bien aux pros qu’aux amateurs comme nous…

Oh, bien sûr, je lis tout. Mais je n’en tiens pas compte. Je veux dire : ça me fait plaisir ou ça m’énerve, mais ça ne me fera jamais changer ce que j’écris. Aucune critique, de personne. Sauf celles de ma femme. Ma femme a toujours raison (elle est fantastique, du tonnerre).

Zaph :
Hector, le personnage principal du "Cosmonaute", semble susciter des réactions assez fortes et opposées de la part des lecteurs. Certains le trouvent lâche, d'autres courageux, ou encore résigné. D'ailleurs, même Hector semble avoir une image très fluctuante de lui-même. Etes-vous surpris de cette divergence de jugements ? Et vous, quelle est votre opinion sur Hector ?

Non, je ne suis pas surpris, c’est normal. Personne n’est absolument lâche ou absolument courageux, personne n’est tout à fait rebelle ou tout à fait résigné. Donc mon personnage est réaliste, c’est plutôt une bonne nouvelle pour moi. Mais ce n’était pas bien difficile, le réalisme : Hector, c’est moi, vraiment. C’est le plus autobiographique de mes livres (ma femme est un monstre – salope). Et, oui, je crois que je suis lâche et courageux, invincible et résigné.

Laiezza : Dans ma critique du "Cosmonaute", je me suis livrée à des phrases un peu sévères, sur le personnage de Pimprenelle. Evidemment, quelqu'un est venu, motivé par les meilleures intentions du monde, me préciser que vos livres étaient tous plus ou moins inspirés de votre vie... Mais, dans le cas d'un livre comme "Le Cosmonaute", comment fait-on pour gérer les réactions des gens ? Je suppose que vous parvenez à faire la distinction entre le personnage, et la personne qui l'a inspirée... Mais je suppose que ce doit être très perturbant, parfois, vis à vis des autres ? Cela arrive t'il qu'on vous dise : "le passage où tu fais..." au lieu de "le passage où le narrateur fait"... ? Je ne sais pas si ma question est claire (en fait, elle ne l'est pas), mais ce que je me demande, c'est tout simplement si vous en êtes conscients, et en jouez, ou bien si c'est un dommage collatéral, dont vous êtes bien obligé de vous accommoder. Et si oui, est-ce que cela ne vous condamne pas à passer votre vie à dire "Non mais attends, mec, dans "Le Cosmonaute", en fait, j'ai voulu dire ci, faire ça", ce qui, nous sommes bien d'accord, n'est pas une vie...?

C’est, comme je disais juste au-dessus, tout à fait conforme à ma vie, mais je ne vois pas où est le problème. Du moins, je vous assure, ce n’est pas perturbant. Quand on me demande, je dis « oui oui, c’est comme ça en vrai » (et je me trouve parfois face à de grands yeux horrifiés, effectivement – mais, euh, ça ne me dérange pas), et si on ne me demande pas, je ne dis rien. (Je sais que pas mal de gens pensent que c’est de la fiction, ce qui est très bien aussi.) Vraiment, mes livres étant, de très loin, ce que je fais de plus intime et de plus sincère dans l’existence, ça ne me gêne pas du tout qu’ils se mélangent à ma vie « privée ». Mes livres, c’est exactement le coeur de ma vie privée.

Thom : Un jour je vous ai vu déclarer : « Je n’écrit que des choses vraies », et cette phrase m’avait beaucoup troublé… car bien entendu la vérité est une notion qui n’a pas vraiment de sens en littérature (comme vous le soulignez très bien dans votre amusant texte sur l’autofiction). Alors c’était quoi, cette phrase ? Une boutade, ou bien il y avait un sens plus… « profond » ?

Ah ça vous intéresse, les amis, le rapport entre la réalité et l’écriture. (Il y a de quoi, cela dit.) Ce n’était pas vraiment une boutade, non – même si, c’est vrai, j’aime bien jouer avec ça (parce qu’on me demande tout le temps). Mais ça ne veut, en effet, rien dire. Par exemple, dans le Chameau sauvage, le narrateur ramène chez lui une fille perdue qui détruit tout dans sa cuisine. Bon, j’ai ramené chez moi une fille perdue qui a tout détruit dans ma cuisine. Après, le simple fait de le raconter, ce n’est plus la « vérité ». Et changer le contexte, et les conséquences, de cette anecdote, ce n’est plus la vérité non plus. Ce que j’écris est la vérité comme un cerveau est un truc mou qui pèse je ne sais combien de grammes. Et je pars toujours de faits réels juste parce que je ne sais pas en inventer. Exactement comme j’aurais du mal à réfléchir sans un gros truc mou dans la tête.

Zaph : Il y a des lecteurs qui trouvent que "Le Cosmonaute" est une caricature. Moi pas; je trouve que c'est totalement réaliste. Sauf sur un point: comment expliquez-vous qu'une maniaque grave puisse supporter la présence d'un chat plein de poils ? Alors, qu'avez vous à répondre à ça, Mr Jaenada ? (NB ne croyez surtout pas que je demande ça parce que j'ai envie d'avoir un chat.)

Ça va bien avec les questions du dessus, c’est un bon exemple. Dans le Cosmonaute, tout est vrai, il n’y a absolument rien de faux. Mais il y a du vrai qui n’y est pas. J’ai retranché des bons aspects de ma vie avec Pimprenelle/Anne-Catherine. (Je voulais écrire un roman non pas pour raconter ma vie, je m’en fous que les gens la connaissent ou pas, mais pour dire : quand on supprime toutes les raisons d’aimer quelqu’un (la gentillesse, l’intelligence, la drôlerie, l’altruisme, la beauté, etc, et qu’on se rend compte qu’on l’aime quand même, on s’approche vraiment, scientifiquement, de ce qu’est l’amour.) Donc, bref, rien n’est faux, mais ce n’est pas vrai. C’est ce qu’on doit appeler « réaliste », je pense. Pour ce qui est des poils de chat, vous ne croyez pas si bien dire. Anne-Catherine détestait mon chat (qui est mort en 2006, à 20 ans – inconsolable, j’étais), du moins les effets de la présence de mon chat (que j’avais déjà quand on s’est rencontrés), elle passait son temps à la (c’était une chatte, Spouque) menacer de mort, à dire qu’elle voulait qu’elle crève, à lui hurler dessus. A cause des poils. Et parallèlement, elle la nourrissait avec amour, et elle aussi a été très triste à sa mort.

Thom :
La question qu'on vous a déjà posé deux cents fois : pourquoi Pimprenelle ??? Et pourquoi Oscar ? Est-ce parce qu'au moment de l'écriture vous passiez « Bonne Nuit les Petits » en boucle pour endormir vos enfants ?

Pimprenelle, c’est parce que la mère de ma femme l’appelait comme ça quand elle était ado et voulait jouer à la dame, sexy et tout ça. Elle lui disait : « Fais pas ta Pimprenelle... » (Je n’ai jamais compris pourquoi : ça n’a rien à voir avec le personnage de Bonne nuit les petits...) Oscar, c’est parce qu’un fou furieux (je raconte ça dans le Chameau sauvage, je crois) m’a dit un jour que j’avais au-dessus de la tête une sorte de fantôme qui s’appelait Oscar. Mais c’est vrai, une fille a fait une thèse sur mes romans et remarquait, dans tout un chapitre, que beaucoup de mes personnages avaient des noms en rapport avec l’enfance, les dessins animés ou les contes (Pollux, Titus, Olive, Pimprenelle, Oscar, etc...) Le hic, c’est que depuis que j’ai lu ça (je n’y avais pas pensé une seconde avant, il me semblait choisir mes noms au hasard), je n’arrive plus à me l’enlever de la tête, et forcément, ça m’influence (ce qui n’est pas spécialement gênant) : dans le roman que je suis en train d’écrire, ma femme s’appelle Oum et notre fils Géo.


Plus sérieusement : au terme du premier chapitre du « Cosmonaute », tout laisse à penser que l’enfant est décédé…non ? L’avez-vous envisagé comme tel, afin de créer un suspens ? Et si oui est-ce que vous n’êtes pas un peu contrarié que dans 90 % des critiques les gens révèlent que l’enfant survit ?


Non, ce n’était pas vraiment pour faire du suspense, c’est juste parce que je l’ai vécu comme ça : j’ai pensé pendant deux minutes que notre fils était mort. Deux minutes qui m’ont paru vingt ans, où tout s’est immobilisé autour de (et en) moi pendant vingt ans. Et le seul moyen de retranscrire cette impression de suspension dans le livre, c’était d’insérer beaucoup de pages entre la sortie de la salle de travail et le moment où je comprends que ça va. Mais ça ne me dérange pas du tout qu’on « révèle » qu’il s’en sort, non. Je suis un peu superstitieux, je ne veux pas me servir de l’éventuelle mort de mon fils comme artifice à deux balles. Bon, c’est complexe, en résumé : je ne veux pas créer de suspense, mais je veux qu’on attende entre la question et la réponse...

Lily : Votre site officiel m'intrigue, notamment les notices explicatives sur certains livres... pourquoi ce procédé ? Vous considérez-vous comme un auteur proche de ses lecteurs ?

Mon site « officiel », je n’y suis pas pour grand-chose. C’est un garçon (formidable au demeurant) qui m’a proposé de le faire et qui s’en occupe, David Desvérité. Donc je n’interviens pas beaucoup, hormis pour lui donner des infos et des textes de temps en temps. Je me sens proche de mes lecteurs, oui, bien sûr, dans le sens où je réponds toujours aux mails et tout ça, où je suis content d’avoir des nouvelles d’eux, où leurs avis et réactions m’intéressent et me touchent. Mais d’une autre manière, on ne peut pas vraiment dire que je sois proche de qui que ce soit : on vit vraiment dans une bulle, avec ma femme.

Thom : Et quoiqu’il en soit… nous offririez-vous en exclusivité un petit teaser de votre prochain roman (qui je crois sort prochainement) ? Genre… en deux mots, nous dire un peu à quel sauce nous allons être mangés (je dis « nous » car nous sommes tous accro, maintenant ! Vous n’avez eu qu’une seule minuscule chronique négative chez nous, et même pas bien méchante, veinard).

Je sais, j’ai lu, j’étais content et fier. Le prochain roman, comme je disais un peu plus haut, se déroule sur une seule journée, entre dix heures du matin et dix-huit heures. En Italie, un couple et un enfant sont pris dans un incendie gigantesque (qui a détruit 40 kilomètres de forêt), leur voiture explose, ils courent pendant des heures, sans aucune possibilité de s’échapper vraiment (ils courent dans la forêt) et finissent coincés sur une petite plage, cernés par des flammes de trente mètres de haut, avec deux seules perspectives : mourir carbonisés ou entrer dans l’eau et mourir asphyxiés par la fumée. La fin de l’histoire en janvier...

Laiezza : Sur ce site, on peut trouver beaucoup de textes inédits, et le moins qu'on puisse dire, c'est que la forme courte vous réussit ! Avez-vous déjà songé à publier un recueil de nouvelles, et si oui, comptez-vous le faire prochainement ?

Moi je n’y ai jamais pensé, non, mais un éditeur m’a proposé récemment de le faire. Je ne sais pas, je réfléchis, je veux être sûr que ça vaut le coup, que ça le mérite. Tous ces petits textes ne sont pas des chefs-d’oeuvre, hein, quand même...

Zaph :
Votre style me semble très personnel et bien identifiable. Est-ce quelque chose qui se travaille, qui se construit, ou est-ce une chose naturelle qu’il faut trouver en soi et laisser s’exprimer ?

C’est naturel, indiscutablement, c’est en soi, mais ça ne vient pas du jour au lendemain. Je ne dirais pas que ça se travaille, plutôt que ça mûrit tout seul, mais qu’il faut écrire pendant pas mal de temps (sans chercher à se forcer, à se donner un genre, à se changer) avant que ça apparaisse vraiment et se stabilise. C’est une sorte de travail passif – si ce n’est bien sûr qu’il faut beaucoup écrire, ce qui, dans le genre passif, se pose là.

Thom :
Juste pour savoir… vous n'êtes que mon second Philippe préféré, à égalité avec mon Tonton Philippe et à quelques encablures de Philip Roth. Que seriez-vous prêt à faire pour devenir le numéro 1 ? Accepteriez-vous par exemple de devenir un Chats de Biblio à titre honorifique ? Seriez-vous intéressé par une Carte V.I.C. (Very Important Cat) ? Non parce que les auteurs qui vous ont précédés ont dit oui – on ne les a jamais revus…

J’accepte avec joie tous les titres et toutes les cartes imaginables, mais pour être honnête, je ne sais pas si je ferai mieux que mes prédécesseurs, je ne vais pas beaucoup sur les sites... (Entre ma femme, mon marmot, le bistrot d’en bas, les mails et le roman à écrire, je ne roule pas sur le temps libre... (Chiotte, je me rends compte que j’a dit le contraire au début)) Pour devenir le n°1, je ne sais pas, il faudrait que je connaisse votre tonton pour le battre sur ses points faibles. Je veux bien vous payer trois bières, par exemple, ou vous présenter des filles, je sais pas, dites-moi.

(cher Philippe, vous ne pouviez pas le savoir, mais en répondant à tous ces trucs sur l'autobiographie et la fiction vous êtes déjà devenus numéro - Roth lui n'a pas accepté de me répondre... quelle ordure)

Question subsidiaire : de nombreux chats se sont plaints de ne pouvoir trouver vos livres en bibliothèque, et ont été contraint de bouder l’Aristochat ce semestre. « Néfertiti », notamment, semble être une denrée rare… pensez-vous que vous si nous faisions parvenir une pétition à votre éditeur il accepterait de nous envoyer des exemplaires en dédommagement, ou c’est même la peine d’y penser ?


Ah, ça ne me fait pas plaisir qu’on ne trouve pas mes livres en bibliothèque. Salauds de bibliothécaires. (Pourtant, j’ai été un des rares écrivains à refuser (à l’époque où on en parlait – je ne sais pas ce qu’est devenue cette « idée ») qu’on fasse payer les lecteurs de bibliothèques pour reverser de l’argent aux auteurs et éditeurs – le monde est ingrat.) Pour Néfertiti, mon éditeur grand format n’en a plus des tonnes et surtout, ces crétins de chez Pocket, l’éditeur de poche du roman, ont refusé, une fois le stock épuisé, de réimprimer. Heureusement, allégresse et coup de théâtre, les droits viennent d’être rachetés, et Néfertiti sortira en janvier chez Points Seuil – la meilleure des maisons de poche, n’ayons pas peur des mots.

Autrement dit ma manœuvre pour que vous me l'offriez à lamentablement foiré...? Bon eh bien... merci quand même, Philippe Jaenada. Merci beaucoup, même (soyons fous).


(et là vous mettez un truc comme : « oh non, je vous en prie, merci à vous, je n’avais que ça à faire de mes vacances… » etc.)

Oh non, je vous en prie, merci à vous, c’était un bonheur et je n’avais que ça à faire.

En espérant que tout cela ne vous aura pas pris trop de temps, et ne vous aura pas trop ennuyé.

Du temps, oui, je mentirais en disant le contraire (faut que je fasse le ménage dans tout l’appart, ma femme rentre demain de vacances, je vais me faire massacrer s’il y a un gramme de pizza par terre), mais ennuyé, vraiment, pas du tout. Les questions (nombreuses, hein, vous n’y allez pas avec le dos de la louche) étaient impec (j’aurais aimé y répondre plus longuement, il a parfois fallu que je me retienne un peu, mais sinon, ça me prenait trois jours), et ce que vous dites, vos regards sur mes livres, tout ça, m’a joyeusement remué. Bonne suite, m’sieurs dames.


Philippe Jaenada chez les Chats :
  • Le Chameau sauvage (ICI , ICI et ICI)
  • La Grande à bouche molle (ICI et ICI)
  • Le Cosmonaute (ICI et ICI)
  • Vie et mort de la jeune fille blonde (ICI)

Sans oublier plus de Philippe Jaenada chez nos confrères de Biblioblog, encore plus sur 115th Dream, et toujours plus sur Le Golb (merci de vous reporter aux index de ces derniers pour retrouver les articles, je suis serviable mais tout de même pas à ce point...)

vendredi 29 août 2008

"La Fausse Veuve" - Florence Ben Sadoun

Le battement d’ailes du papillon par Sandrounette

Quelle bonne surprise quand, comme beaucoup de blogueuses, j'ai reçu un mail de la part de "chez-les-filles.com" pour m'offrir en avant-première, un livre de la future rentrée littéraire! (Merci!!)

Alors au premier abord, la présentation du livre ne m'a pas emballée :

"Aujourd'hui je suis plus vieille que toi alors que j'avais neuf ans de moins que vous..." Ainsi commence La Fausse Veuve. Tutoyant et vouvoyant dans la même phrase son amant disparu, l'héroïne lui raconte, et nous raconte, dix ans après, l'histoire qui leur a été volée. Ce que furent leur amour, leurs moments de bonheur, et aussi le désespoir, leurs muets tête-à-tête à l'hôpital quand, victime d'un grave accident cérébral, il s'écroule, et se réveille paralysé et privé de parole. Face au drame du "locked-in syndrome", face à la destinée légendaire d'un personnage que les médias se sont appropriés, une femme n'oublie pas qu'il était un homme. Comment se parler d'un souffle ? Comment s'aimer sans se toucher ? Comment lire les battements d'un cœur au rythme d'un battement de paupière? C'est ce chemin escarpé, compliqué, et parfois très éloigné du deuil, qu'on suit dans ce roman en s'arrêtant sur les cases de l'enfance, en reculant sur celles de l'amour et de la religion, et en sautant à pieds joints sur celle de la mort comme au jeu de la marelle"

Et puis je me suis laissée embarquer par l'histoire, par la force des mots. La narratrice raconte de façon extrêmement touchante sa "presque" histoire d'amour avec un homme réduit à l'état de légume. Presque histoire d'amour car elle est "l'autre", la maîtresse, celle que l'on rejette, que l'on oublie. Celle qui est de trop... Sauf qu'ils s'aimaient.
L'alternance dans l'écriture entre le "tu" et le "vous" pour désigner son amant marque l'envie de se détacher pour ne plus souffrir.. mais cette incapacité à le faire. L'écriture, à fleur de peau, trahit ce sentiment. Comment ne pas être émue?

De plus, tout rappelle "le scaphandre et le papillon" (jusque sur la couverture). La narratrice parle de trahison du film par rapport à sa vie :
"Alors ces inconnus que je n’aurais pas aimé croiser dans un dîner parlent de vous. Parlent de toi. Non pas du vrai toi mort depuis dix ans, mais d’un toi vulgarisé. C’est ton nom qui sonne comme une carcasse vide, devenu celui d’un personnage de film, un héros qu’ils ont l’impression de connaître. Ils en sont convaincus. Je ne le supporte pas. J’ai la chair de poule. Je ne bouge pas, j’écoute comme si mon esprit sortait de mon corps et allait s’asseoir à leur table pour entendre, décortiquer, vomir sur ce qu’ils disent." Ce livre parle d'un deuil. Le deuil d'une femme non considérée, d'une femme amoureuse tout simplement.. Je vous offre un de mes passages préférés :
"Tu es rangé quelque part. Je ne sais pas très bien où, mais en tous cas tu n’es plus posté sur mon épaule, à surveiller qui me touche, qui je touche. Planqué dans les circonvolutions de l’imparfait, bien au chaud, comme disent les enfants, tu ne fais plus de ravages dans mon présent, ni le jour ni la nuit, et d’ailleurs je ne te donne pas forcément de futur.
Mon avenir, mes demains appartiennent à quelqu’un d’autre. D’ailleurs vous auriez plutôt été un futur à conjuguer en hébreu, une temporalité qui n’existe pas dans cette langue où demain se conjugue à l’inaccompli.
Comme nous."

Je ne peux que vous le recommander !



Doublement fausse, par Ingannmic

Court récit riche en émotion, « La fausse veuve » est le monologue intérieur d'une femme qui s'adresse à son amant, homme public au caractère bien trempé, qu'un AVC a laissé atteint du « locked-in syndrome », et qui va finalement en mourir.

Fausse, cette veuve l'est doublement : son statut de maîtresse, d'une part, fait qu'aux yeux du monde, elle n'a aucune légitimité et qu'on ne lui reconnaît pas le droit le droit d'exprimer ouvertement son chagrin. D'autre part, son amant, tel qu'elle l'a connu, avec l'importance que revêtaient le corps et les contacts physiques dans leur relation, n'est plus. Mais elle ne peut néanmoins en faire le deuil, puisqu'il est psychiquement bien vivant.

Elle exprime sa peine, son désarroi, son manque et sa frustration de façon saccadée, vouvoyant et tutoyant tour à tour son aimé, dans une chronologie anarchique où elle mêle les souvenirs de leurs ébats, de son enfance, et de ses visites à l'hôpital. Cette anarchie est d'ailleurs pour moi le seul bémol à cet ouvrage, par ailleurs très bien écrit : le manque de repère, tant sur la durée que sur l'époque des faits, m'a parfois gênée. En effet, tout se mélange dans une suite souvent sans logique et sans transition : le temps de la liaison, celui du coma, du séjour à l'hôpital, et ce chaos, bien qu'exprimant assez bien le fait que la narratrice soit perdue, aurait parfois mérité à mes yeux un peu plus de structure.

Ceci dit, j'ai beaucoup apprécié le style de l'auteur, très riche en images, et sa façon de jouer avec les expressions pour rendre son récit plus vivant, et son héroïne plus intime.

...

jeudi 28 août 2008

"Compartiment tueurs" - Sébastien Japrisot

A côté des rails, par Thom

J'aime bien les polars. Et j'aime bien Japrisot. Je me souviens d'une lecture émue de "L'été meurtrier" quand j'étais tout jeune... un vrai choc - l'un des tous premiers dans ma vie de lecteur. Bon vous vous doutez bien que si je commence ainsi la suite ne va pas être si élogieuse...
En fait depuis cette époque bénie où je n'étais même pas encore un adolescent j'ai lu beaucoup d'autres livres de Seb (je l'appelle Seb parce qu'on se connait depuis longtemps, maintenant ! en tout cas moi je le connaissais, lui je ne sais pas...). Il y en a que j'ai beaucoup aimé, comme "Les mals partis" ou "La passion des femmes", et d'autres qui m'ont laissé perplexe, comme "Un long dimanche..." ou, justement, "Compartiment tueurs".

Avec un titre pareil, le résumé de l'intrigue est assez vite fait : on retrouve une belle femme assassinée dans un wagon couchette. L'inspecteur Grazzi enquête, avec tous ses sbires plus ou moins motivés, et doit commencer par retrouver tant bien que mal toutes les personnes ayant dormi dans ce wagon aux côtés de la victime.
J'ai lu le livre en entier, de manière un peu distraite je l'avoue. Et arrivé à la moitié, j'ai quand même fini par me demander ce que je faisais là avec ce bouquin, alors qu'il y avait plein de super polars qui m'attendaient dans mon placard à livres non lus. Parce qu'à vrai dire, je n'ai toujours pas compris où voulait en venir l'auteur. Je me suis avalé le livre et j'avoue être incapable de dire de quoi il parle au juste : voulait-on montrer des flics qui piétinent et sont dépassés par les évènements ? En tant que fan de polar, je dois dire qu'on frise le zéro pointé : énigme totalement inintéressante, personnages transparents... quand on on arrive à la fin ça fait au moins cent pages qu'on n'en a plus grand chose à faire... Et en tant qu'amateur de Japrisot, j'ai cherché vainement l'étude de mœurs, le regard un peu désabusé qui est la marque de ses livres... rien trouvé non plus de ce côté là. A oublier.


Roman de gare, par Livrovore

Je trouve assez difficile de parler de cette lecture car il n'y a pas grand-chose à en dire, même si je ne dirai pas que je n'ai pas aimé…

D'abord, j'aime ce bouquin parce que je l'ai acheté d'occasion dans une bouquinerie de Nantes à 2,20 euros et il est un peu abîmé, on voit qu'il a vécu. J'aime bien ça. En plus, il y avait encore dedans un vieux petit papier qui traînait avec un numéro et des mots griffonnés dessus, quasiment illisibles mais voilà, c'est une chose que j'adore, ça m'intrigue, et j'essaye d'imaginer ce que ce livre a bien pu vivre avant d'atterrir dans mon sac. Donc j'aime l'objet.

Et puis c'est amusant, je l'ai lu en grande partie dans un train. Alors comme le meurtre de l'intrigue s'est déroulé dans un train, c'est une jolie coïncidence. Dans le roman de Japrisot c'est la nuit et dans un train couchette, ce qui n'était pas mon cas, mais bon, ça m'a plu quand même.

Il faudrait donc que je vous parle du contenu, tout de même, normalement c'est l'essentiel. En fait, certainement que si j'ai eu envie de vous parler d'autre chose, c'est parce que je n'ai pas retenu beaucoup de l'histoire elle-même.

Il s'agit d'une enquête sur le meurtre d'une femme. Les inspecteurs de police piétinent pas mal, ils ne trouvent pas, ils cherchent, ils sont un peu blasés et fatigués, ils tournent en rond …

Non pas que « Compartiment tueurs » soit mauvais, mais plutôt… fade. Divertissant, oui, je n'ai pas rechigné à le lire et j'ai eu plaisir à découvrir le dénouement, mais je crois que si je l'avais oublié dans le train je n'aurais pas été si déçue que ça de ne pas connaître la suite.

A lire éventuellement pour passer le temps, entre deux chefs-d'œuvres, ou… pendant un voyage en train.

...

mercredi 27 août 2008

"68, mon amour" - Daniel Picouly

En l'espace d'une journée... par Gaël


Quatrième de couverture :

29 mai 1968 : une folle journée commence. La France est paralysée par les grèves. À l'aube, de Gaulle, fatigué, s'apprête à quitter l'Elysée en hélicoptère pour rejoindre le général Massu à Baden-Baden, tandis que le narrateur, jeune étudiant et fervent gaulliste, quitte sa cité de banlieue pour Paris... à bord d'un camion-poubelle.
Dans les coulisses des ministères et de l'Assemblée, les ambitions se dévoilent. Boulevard Saint-Germain, entre deux charges de CRS, le narrateur amoureux joue au chat et à la souris avec une demoiselle "de la haute". Non loin de Notre-Dame, ses amis d'enfance préparent un attentat. En Allemagne, le général de Gaulle joue l'avenir du pays...

Si l'on excepte la littérature enfantine, les oeuvres de Daniel Picouly se divisent en deux thèmes : ses romans autobiographiques, dont la saga commence avec « Le Champ de personne » en 1995, et les romans historiques. Dans « 68 mon amour », l'auteur décide de mêler ses deux tendances pour saisir, en l'espace d'une journée, l'esprit de ce qu'on appellera le phénomène "mai 68". Un roman qui tombe donc à pic pour la commémoration des 40 ans de cet événement qui bouleversa la société française. Pour cristalliser tous les aspects de cette période, Picouly décide de multiplier les points de vue, mettant en parallèle une journée parmi tant d'autres dans la vie du jeune Daniel, qu'on avait quitté bachelier dans « Un beau jeudi pour tuer Kennedy » et qui maintenant étudie à la faculté ; et le périple du général de Gaulle, alors président de la République française, lorsqu'il décide de partir en Allemagne rejoindre le général Massu. Mais loin de se concentrer uniquement sur ces deux personnages, l'écrivain explose son récit de multiples focalisations, entraînant le lecteur dans les pensées de Saint-Mexan et Nanette, les amis de Daniel déjà rencontrés précédemment ; Georges Pompidou, premier ministre de l'époque ; un détective privé dont la mission est de surveiller les faits et gestes de Pompidou ; la femme de Massu, Yvonne de Gaulle, des ministres et des sénateurs, un étudiant coincé et une étrange petite fille. Dans sa volonté de trop bien faire, Picouly largue un lecteur decontenancé par tant d'histoires à suivre qui se rejoindront ou pas, évoquées dans de cours chapitres elliptiques constitués parfois de quelques lignes de dialogue. C'est un maëlstrom de saynètes qui perd le lecteur, et qui amène à penser que, effectivement, Mai 68, c'était un sacré bordel ! Et pourtant, peu à peu, on arrive à trouver ses repères, on distingue de mieux en mieux l'aspect politique et la dimension sociale de l'événement, on perçoit un peu mieux les raisons particulières et générales qui ont amené la France à traverser cette épreuve nécessaire.
Cependant, si la structure peut gêner, les fans de Daniel Picouly retrouveront les éléments qui jalonnent son oeuvre de roman en roman : son incroyable talent à manier la langue française, jonglant entre dialogues prolos et sous-entendus bourgeois ; ses obsessions attachantes, comme celles aux marques désuètes ou au chiffre 13 ; sa lutte pour la réhabilitation des figures noires passées sous silence alors qu'elles eurent leur influence dans l'histoire de notre pays (ici, Gaston Monnervillle, premier président du Sénat noir) ; son amour des personnages exhubérants et hauts en couleur (Saint-Mexan et Nanette, mais aussi l'éditrice Françoise Verny). En cela « 68 mon amour » est une suite à la hauteur des aventures du jeune Daniel Picouly. Et si l'on peut regretter que l'auteur semble profiter d'une commération menée tambour battant avec moulte médiation, et que plusieurs des histoires narrées ici ne trouvent pas forcément de conclusion et d'explication satisfaisantes (mais quelqu'un a-t-il réussi à synthétiser tous les tenants et les aboutissants de mai 68 ?), cet épisode n'entame en rien mon envie de lire les prochaines péripéties de ce jeune homme au regard si particulier sur notre société.

...

mardi 26 août 2008

"Memento mori" - Muriel Spark

Rappelez-vous qu'il faut lire Muriel Spark, par RêveJeanne

Imaginez-vous : vous êtes dans une avion et votre portable sonne. Vous prenez l'appel et vous entendez une voix qui dit : rappelez-vous, qu'il faut mourir. Je suis sûre que vous n'allez plus pouvoir vous détendre et apprécier la vue. C'est vrai, les personnages dans ce livre ne se trouvent pas dans une avion mais ils sont tous sur le point de se crasher ou en train de voler doucement vers leur fin. La première personne qui reçoit ces appels c'est Dame Lettie, une vieille dame qui passe son temps à rédiger son testament en le modifiant tous les jours. Évidemment on ne la croit pas. Que voulez-vous, une femme âgée ...... Mais quand plusieurs autres personnes de ses connaissances et de ses amis vont recevoir les mêmes coups de téléphone, on commence à s'inquièter bien qu'il y en ait une ou deux qui s'en foutent et remercient gentiment le messager. On n'a aucune idée de qui est le coupable, et ce qui ne facilite pas les recherches, c'est que tout le monde semble avoir entendu une autre voix. Quand Dame Lettie meurt effectivement - on la retrouve molestée à mort dans son lit - la tension monte.

C'est à travers de cette trame policière que Muriel Spark nous emmène dans le monde du troisième et quatrième âge. Des vies pleines de problèmes de santé physique et mentale. Mais la plupart des personnages de ce livre ne veulent pas encore mourir, et dans leurs vies, il y a encore bien de la place pour l'amour, la passion, la vengeance et les intrigues. Ou pour les obsessions comme celles de Alec Warner un passionné de gérontologie. Il décrit minutieusement tous les effets physiques qu'ont les évènements stressants sur les vieux de son entourage. Tension, battement du coeur, agacement, couleur du visage, température, il écrit tout sur ses petites fiches.

Muriel Spark réussi à peindre sur un ton léger et avec humour la vie et les émotions de ces vieilles personnes qui, tout en niant leur propre condition mortelle, observent d'un oeil vif et content chaque signe de dégradation chez les autres.

lundi 25 août 2008

"Le tailleur de Panama" - John Le Carré

My tailor is a spy, par Laiezza

Harry Pendell est un anglais bien tranquille, installé au Panama avec sa femme et ses deux enfants. Tailleur connu, et reconnu, il habille tous les notables de la ville, va de vernissages en cocktails, personnage discret, incontournable. A tel point que lorsque l'agent Osnard cherche à recruter une taupe au Panama, c'est à ce pilier de la communauté qu'il pense : à la fois omniprésent et méconnu, Pendell fait partie des meubles, et il présente le profil idéal, puisque son lourd passé (il a appris son métier en prison) le rend sensible à toutes sortes de pressions. Effrayé à l'idée de voir sa réputation s'effrondrer, Harry accepte donc de renseigner les services secrets britanniques, manque de chance : il n'a rien à leur dire !! Voici bien longtemps que le Panama n'est plus une zone à risques, il ne s'y passe plus grand chose, mais comment le faire comprendre à Osnard sans que cela passe pour un "refus de collaborer" ? C'est impossible, et Pendell n'a pas d'autre choix que d'inventer des histoires, telle une Shéhérazade en costume cravate !
John Le Carré ne cache pas que, pour ce livre, il s'est largement inspiré du classique de Graham Greene, "Notre agent à la Havane". Mais en exploitant le même point de départ (un mythomane du renseignement), il a réussi à construire le roman presque inverse. En effet, le livre de Greene est un thriller insoutenable, puisque le lecteur ignore durant toute l'histoire que le héros (dont j'ai oublié le nom) ment. Dans "Le Tailleur de Panama", c'est une évidence dès le premier bobard, et cela crée un décalage comique réjouissant : on se demande de bout en bout comment Harry va se tirer de son mensonge, s'il y parvient, et s'il ne risque pas de provoquer quelque catastrophe diplomatique, sur son passage. Peu de suspens, donc (on devine, assez vite, que tout cela va mal tourner), mais beaucoup d'humour, dans ce roman d'espionnage "pour rire", où l'auteur donne l'impression de se parodier lui-même avec bonheur. Idéal pour le peu de vacances qu'il vous reste.

dimanche 24 août 2008

John Le Carré

Un pur écrivain, par Laiezza

Né en 1931, John Le Carré est considéré comme le "descendant direct" de Graham Greene : un auteur qui a su écrire des romans d'espionnages tellement brillants, qu'ils ont très largement dépassé le cadre de la littérature de genre.
Son parcours de jeunesse est celui de l'étudiant anglais modèle : études dans les collèges chics, postes administratifs, etc. Mais à 22 ans, sa vie va basculer : il est nommé au Foreign Office. D'abord en temps que fonctionnaire, il va être "détecté" comme (je cite) : "ayant le potentiel parfait pour devenir espion".
Il passera les 7 années suivantes dans la peau d'un agent double, en pleine guerre froide, et agira dans de nombreuses crises internationale. A 29 ans, il démissionne : John Le Carré ne se sent pas l'étoffe d'un espion professionnel, et surtout, il ne supporte plus cette vie l'obligeant à mentir à tout le monde, en permanence, à mener non pas une double, mais une triple vie, et à trahir sans cesse des gens qui ont confiance en lui.
Passionné de littérature, il décide alors de se servir de son expérience pour briser la mythologie qui est en train de se battir autour des espions. Son premier roman, "L'Appel du mort", sort en 1961, en même temps que le premier film sur James Bond. Il passera totalement inaperçu. L'année suivante, il publie un polar lugubre, "Chandelles noires", dans lequel le héros, un détective privé nommé George Smiley, est un espion repenti. Le succès critique de ce livre l'encourage à faire revenir George Smiley dans les romans suivants, mais le Smiley non plus détective : le Smiley espion.
Il projette donc son héros plusieurs années en arrière, pour publier son troisième roman, "L'Espion qui venait du froid". Le succès va être incroyable, George Smiley va devenir une véritable icône, et John Le Carré va immédiatement passer du rang devenir une star internationale. Il consacrera presque trente ans de sa vie à ce personnage, héros d'une série devenue incontournable, et poursuivie avec "Le miroir aux espions" (1965), "La Taupe" (1974), "Comme un collégien" (1977), et enfin "Les gens de smileys" (1980), cinquième et dernier volume, où George Smiley met enfin la main sur son éternel homologue russe : Karla.
Au-delà de ce véritable phénomène, John Le Carré a développé une écriture incisive, efficace, extrêmement poétique. Il a aussi été plus d'une fois visionnaire : s'il a refermé les aventures de Smiley en 1980, c'est moins par lassitude que parce qu'il a deviné, longtemps avant les autres, la fin de la guerre froide. Par ailleurs, il a également eu l'intelligence de ne pas publier ces aventures à la chaîne, laissant s'écouler beaucoup d'années entre chaque volet, et écrivant plusieurs livres remarquables entre temps, notamment : "Un amant naïf et sentimental" (1971).
En 1986, il publie "Un pur espion", considéré comme son chef d'oeuvre. Un livre des plus autobiographiques, où il développe les rapports douloureux et complexes qu'il a pu entretenir avec son ancien métier. Ce livre, assez peu axé sur l'aspect "espionnage", lui vaudra son statut de grand écrivain, et lui permettra d'écrire par la suite en toute liberté. C'est pour lui une œuvre libératrice, qui lui permettra de ne revenir au roman d'espionnage qu'occasionnellement, avec "La Maison Russie" (1989) de manière très réaliste, ou avec "Le Tailleur de Panama" (1996) de manière parodique.
John Le Carré est également l'auteur d'un essai polémique, "Une paix insoutenable" (1992) qui annonce, déjà à l'époque, que les prochains grands conflits mondiaux viendront du mépris avec lequel les occidentaux traitent les pays du tiers-monde. Il vient de publier un nouveau roman , "The Mission Song".
Régulièrement adapté au cinéma, John Le Carré avoue cependant que la seule adaptation qu'il ait jamais totalement appréciée est "Karla", une série télé des années 70, dans lequel le rôle de George Smiley était tenu par l'immense Alec Guiness.

samedi 23 août 2008

"Les années" - Annie Ernaux

Temps Zéro, par Thom

C'est une lapalissade que de dire qu'Annie Ernaux compte parmi les plus grands écrivains vivants, tous genres et nationalités confondues. Chacun de ses livres est un événement doublé d'un succès et critique et public (celui-ci comme les précédents) et si force est de reconnaître que depuis le début des années 2000 son œuvre s'est faite un peu moins passionnante, elle demeure suffisamment riche et sinueuse pour tolérer quelques textes mineurs tout en continuant de captiver des générations entières de lecteurs, critiques, universitaires... car en vingt-cinq ans Ernaux a su emmener l'écriture de soi jusqu'en des sphères qu'elle demeure aujourd'hui encore la seule susceptible d'atteindre, transcendant le concept d'autobiographie pour chaque fois parler à travers elle des autres, du monde, de la vie.

En ce sens « Les années » peuvent et doivent être vues comme une forme d'accomplissement du travail entamé en 1984 avec le chef d'œuvre « La Place ». A partir de quelques photos jaunies, voici que l'auteure de « La Honte » s'approprie soixante années d'histoire contemporaine qu'elle écume à travers des petits bouts de lorgnettes à la vista insoupçonnée, nostalgique autant que cruelle, émouvante parfois et passionnante de la première à la dernière page. La matrice du texte est la même qu'à l'accoutumée : Annie Ernaux elle-même, dont on retrouve dès les premières lignes la fameuse écriture blanche, toute de sèche sensualité et de distance élégante. L'auteure se raconte, donc, mais pas n'importe comment et pas à n'importe quel prix : suivant un fil conducteur invisible (le fil de l'histoire ?) elle exhibe le particulier pour mieux révéler le général, ravive chez chaque lecteur les souvenirs de la ou des époques qu'il a connue(s), dévalise sans complexe l'imaginaire collectif pour bâtir une immense fresque historique en mode mineur. Annie Ernaux, qui autrefois nous raconta, parfois avec génie et de temps en temps en demi-teinte, son avortement ou son cancer, ne parle pas ici d'Annie Ernaux : elle parle de la mémoire d'Annie, de la mémoire collective et de son potentiel enfoui qu'elle exploite avec une virtuosité rare - loin de ces romans rances gorgés de C'était tellement mieux avant.

Alors va pour cette forme batarde entre flashbacks et flashfowards : Ernaux, dès lors, peut tout se permettre. Interludes contemplatifs, éclairs évadés d'un journal intime fantasmé, accélaration brutale à l'aube d'une époque - la nôtre - devenue définitivement celle du zapping à outrance... chaque saillie fait mouche, c'est comme si pas une phrase, pas un mot n'était de trop - à l'inverse aucun n'est porté manquant. Avec une infinie tendresse l'auteure contemple l'absurdité de notre histoire récente, de la Libération à nos jours, arrache ici un rire et là une larme, se fait plus rugueuse en soixante-huit pour mieux savourer les années quatre-vingt - dernière décennie insouciante avant l'émergence de la sinistrose contemporaine. Dire qu'on la suit avec ravissement serait mentir : on ne peut tout simplement plus la lâcher. Car l'œuvre - somme d'Annie Ernaux n'est pas uniquement la somme de son œuvre, mais une somme sur notre histoire, notre pays et notre identité. Annie Ernaux n'est qu'un détail, un élément, un vecteur : à travers sa mémoire, c'est nous qu'elle raconte.

vendredi 22 août 2008

"Le diable et Daniel Silverman" - Theodore Roszak

C'est pas à la queue qu'on le reconnaît, par Ingannmic

Romancier ayant autrefois connu un certain succès, Daniel Silverman vit à San Francisco avec son compagnon Marty. Tous deux pratiquant une activité professionnelle irrégulière, le couple a parfois du mal à boucler les fins de mois. C’est pourquoi, lorsque le Collège Evangélique de North Folk propose à Daniel de le rémunérer 12 000 dollars pour y tenir, en tant qu’ « humaniste juif », une conférence, celui-ci l’accepte.
Seulement, à son arrivée dans cette bourgade perdue du Minnesota, il doit composer avec des conditions météo désastreuses qui l’obligent à prolonger son séjour, et faire face à l’agressivité haineuse et fanatiques de certains de ses hôtes pour lesquels il représente l’incarnation du mal…

J’ai trouvé en ce roman un très bon « thriller ». En effet, il n’est question ici ni de diables à queue fourchue, ni de manifestations sataniques surnaturelles, et pourtant le lecteur a bien l’impression d’être plongé dans l’horreur et l’incroyable…Il suffit pour cela qu’un groupe d’extrémistes religieux soit mis en présence d’un être qui incarne pour eux le summum du sacrilège et du maléfique : un homosexuel qui de surcroît exprime sur l’avortement un point de vue trop libéral…La force de leur dégoût et de leur mépris inspire à Daniel une terreur très communicative, renforcée par la présence des intempéries qui l’isolent du monde extérieur. N’est-ce d’ailleurs pas cela la véritable horreur : savoir que les hommes sont capables d’une telle haine et d’un tel désir d’anéantissement de l’autre, simplement parce qu’il est différent et que cette différence les effraie ? En plus d’être un bon « thriller », « Le diable et Daniel Silverman » est le prétexte à la confrontation des points de vue de 2 mondes opposés : l’un, moderne, qui accepte la différence et le droit de chacun à disposer de sa liberté ; l’autre, rigide, régi par la crainte de la tentation du démon, et du châtiment de Dieu. Ces débats mettent en lumière le danger des déviances religieuses liées au fanatisme et à l’obscurantisme, mais amènent aussi Daniel à s’interroger sur ses propres convictions. Lui qui prône la tolérance en constate également les limites (jusqu’à quel point peut-on tolérer l’intolérance ?...) et est mis face aux influences religieuses qu’il a lui-même subi plus ou moins consciemment durant son enfance.

Dommage que la fin n’ait pas été selon moi à la hauteur du reste de l’ouvrage : je l’ai trouvée expéditive et un peu trop « happy end », en inadéquation avec l’atmosphère dégagée tout au long du récit.

jeudi 21 août 2008

"Rimbaud le fils" - Pierre Michon

Critique ovni d'un livre ovni sur un poète ovni, par Ananke

Voilà trois semaines que je tourne autour de cette chronique. Je tournais déjà autour avant de lire le livre dont je voudrais vous parler. Ce n’est pas une figure de style. J’avais déjà lu « Rimbaud le fils », il m’est retombé dessus à l’occasion du rangement de ma bibliothèque ; je l’ai alors mis de côté avec l’idée de le relire puis de rédiger à votre intention une petite chronique. Je n’y arrive pas du tout. Ça résiste comme jamais et je sais très bien pourquoi. Ça résiste dès l’entrée, au moment de présenter de quel genre de livre il s’agit. Le plus simple serait peut-être de dire : « Pierre Michon parle de Rimbaud ». Voilà. C’est parfaitement plat mais tout à fait exact. On est à peine au-dessus du « C’est un livre peu épais constitué de mots imprimés sur du papier les uns à la suite des autres. », qui est vrai aussi. On est donc plutôt dans la biographie, mais aussi dans l’essai, à ceci près qu’on chercherait en vain dans le livre une chronique minutieuse de la vie de Rimbaud, pas plus qu’on y trouvera l’argumentation d’une thèse. Curieusement, la porte d’entrée choisie par l’auteur n’est pas celle des textes de cet autre auteur mais le recueil des photos associées à Rimbaud. On ne les verra pas non plus. C’est donc bien en position d’observateur que se situe Pierre Michon, comme le dit adroitement J. Michel Maulpoix, parlant de ce même livre sur son blog. C’est le terme le plus proche de celui que je ne trouverai pas. Observateur dit bien le face à face qu’entretient l’auteur avec la galerie de portrait, parents, proches et celui de ce diable de gamin, mais observateur laisse entendre je ne sais quoi d’objectif, de distancié, quand la position qu’adopte Pierre Michon est exactement à l’opposée. C’est peu dire qu’il est engagé dans ce qu’il observe. Par ailleurs, mais on devrait commencer à le comprendre, son discours n’est en rien guidé par une méthodologie scientifique et universitaire. Il use de ses armes d’auteur, de sa sensibilité, de sa langue, de son écriture et de son imagination, qui serait à comprendre là non pas comme la faculté d’inventer, mais celle de voir ce qui n’est que suggéré, de lire ce qui est écrit sur les traits des visages. De Pierre Michon, vous ne savez probablement rien, perso je n’ai lu que ce « Rimbaud le fils ». Il porte un nom dont la banalité parait presque étudiée et sa photo montre le visage de Monsieur Toutlemonde. C’est peu dire qu’il est tout entier dans son écriture. Parce qu’alors là : accrochez vos ceintures ! Le volume du livre peut faire illusion, mais nous sommes décidément dans le paradoxe, alors allons y gaiement ; il ne comporte que 109 pages numérotées dans mon édition poche chez Folio. Ça m’étonnerait pourtant que vous puissiez le lire en une fois. C’est trop fort. Perso, ça ne m’était arrivé qu’avec « La nuit du renard » de Mary Higgins Clark. Le suspens m’avait mis dans une telle tension qu’elle s’était traduite par un besoin irrépressible d’aller courir un peu (et de piller le frigo au passage) avant d’y revenir. Là, surtout au début (au fil du texte on s’accoutume un peu), j’ai été obligé de m’arracher avant que quelque chose pète. Parce que le mot juste, celui qui rend le mieux compte du ton employé par l’auteur pour dire Rimbaud, ce mot n’est pas difficile à trouver. Celui là au moins, je l’ai. C’est la rage. Ce n’est pas la plume qu’il prend, le Pierre Michon, c’est le coup de boule, la nitro. Pas pour détruire, juste pour essayer de sauver sa vie. La tentative est absolument sans espoir, et l’auteur le sait : Rimbaud en a bouffé d’autres (à commencer par lui). Mais la tentative et le combat sont beaux, d’autant que la langue, l’écriture et la vision de l’auteur sont impressionnantes ; d’une force peu commune. Vous lirez donc comme moi « Rimbaud le fils » de Pierre Michon, et vous en sortirez peut-être comme moi désespérés, mais au moins, vous aurez été prévenus.

mercredi 20 août 2008

"La stratégie Ender" - Orson Scott Card

Maman, j'ai encore sauvé le monde, par Zaph

On nous trompe ! Il y a un grand complot inter-galactique pour nous faire aimer Orson Scott Card. "Ils" ont pris le contrôle du net et on n'y trouve plus que des critiques élogieuses sur "Ender's game". C'est même apparemment le bouquin préféré d'une foule de gens. "Ils" ont même réussi à lui faire attribuer les prix Nebula et Hugo, des références en matière de SF.

Je me réjouissais donc de lire ce qui est aux dires de beaucoup un chef d'oeuvre de la SF, si pas de la littérature.
C'est dire ma déception devant ce truc stupide et mal écrit.

L'idée qu'un gosse a été "choisi" pour être le sauveur du monde, c'est une idée de fiction un peu éculée depuis quelques milliers d'années. Mais bon , pourquoi pas, admettons qu'elle est dans le domaine public.
L'idée que le héros va sauver le monde en éventrant quelques envahisseurs au sabre laser dans un joli combat en apesanteur, c'est une idée éculée depuis vingt-cinq ans, ce qui est plus grave.
L'idée d'utiliser la malléabilité des enfants pour en faire facilement de bons petits soldats, ça c'est une idée qui est encore à la mode dans un certain nombre de pays et qui risque de le rester encore pour un bout de temps.
Bon, peut-être que l'auteur voit ça comme une dénonciation du phénomène, mais sincèrement, je ne suis pas sûr que tous les lecteurs le prennent de cette manière.

Enfin, bon, passons sur ces "trouvailles" douteuses.
Maintenant, il y a la manière : tout le bouquin ressemble au portrait répétitif d'un gamin en train de jouer à des jeux vidéo. J'ai eu l'impression de passer ma soirée dans un Luna Park, et j'en suis ressorti avec le même mal au crâne.
Un gosse de 6 ans surdoué, c'est comme un gosse de 12 ans. Mais même un gosse de 12 ans a une capacité d'analyse et de recul limitée. Ce que certains lecteurs qualifient de réflexion philosophique ou d'analyse politique me semble plutôt un amalgame d'idées simplistes.
Les personnages secondaires sont d'une pâleur effarante, quasiment inexistants.
Le style est ... euh, bon, c'est de l'anglais correct, c'est déjà ça.

A noter que dans l'édition française, il semble que "buggers" ait été traduit par "doryphores". Mais bon sang, personne n'a vu que les envahisseurs sont déjà parmi nous ? Ils sont dans nos patates ! Ne mangez plus de patates !

Monsieur Card, je vais vous dire ce que je pense : dans une bonne histoire de SF, les évènements peuvent être totalement invraisemblables, ce n'est pas un problème. Vous pouvez remplacer les téléphones mobiles par des bananes vénusiennes, cela fera sourire l'amateur de SF qui est tout à fait prêt à accepter ce genre de chose. Mais les humains doivent rester humains. Si vous leur donnez le psychisme d'un personnage de jeu vidéo à la Pacman, comment pouvez-vous espérer susciter le moindre écho chez vos lecteurs (en tout cas chez moi) ?

Bon, je m'inquiète un peu. Je pensais apprécier la SF, et voila que je démolis un supposé chef-d'oeuvre. C'est que quelque chose a du m'échapper.
Pourtant, il y a des oeuvres de SF qui sont imaginatives, poétiques, et qui proposent un regard critique sur la société humaine...
Allez, j'exagère, c'était plaisant, mais j'avais envie d'être méchant.

mardi 19 août 2008

"Flash ou le grand voyage" - Charles Duchaussois

Quand la réalité dépasse la fixette, par Guic’ the old

Charles, jeune homme habitué à vivre un peu dans l’illégalité (trafics, cambriolages…) décide un jour d’aller tenter sa chance à l’étranger. En Orient, au Liban d’abord. De la récolte du Haschich au Liban à la médecine de campagne sur les pentes de l’Himalaya, de ses tentatives de trafic de drogue et d’armes, au Liban, à Istanbul, d’arnaques mineures et shoots majeurs, Charles s’enfonce chaque jour un peu plus dans la drogue, tout en se rapprochant de la Mecque des hippies et des drogués où il finit par s’installer : Katmandou.

C’est là que commence ce que la tradition veut qu’on qualifie de descente aux enfers. Sauvé et rapatrié de justesse, ce livre est la confession qu’il a écrit, un ou deux ans après la fin de ses mésaventures, confession d’un homme qui est allé au plus loin dans la drogue et a réussi, de justesse, à s’en sortir.

Ce livre est tout simplement ce qu’on pourrait qualifier de livre culte. Il ne va pas forcément parler à tout le monde, mais ceux à qui il va parler vont le chérir et en garder un souvenir impérissable. Pas besoin d’apposer sur ce livre les bandeaux rouges habituellement réservés à tous les témoignages qu’on peut voir publiés, arborant les mots « émouvant, marquant, franc, violent, brut (ad Lib) » en majuscules blanches, pour une raison très simple : il est tout ça.

Ce livre présente, sans concession, la face cachée du rêve des Hippies, et de leur paradis, Katmandou. Car Charles n’est pas un Hippie. Bidouilleur à la petite semaine, puis junkie forcené, il ne croit pas en l’union avec la nature, il est là pour affaires…. Avant de chuter.

Ce qui fait toute la beauté de ce livre, c’est le doute : on a quand même affaire à la confession d’un junkie, qui, il l’avoue lui-même, a de sévères problèmes pour se rappeler certains passages de son histoire (en particulier au cours des crises de manque ou de folie, on s’en doutera…), avec, à côté, certaines anecdotes, certaines combines, certains hasards si rocambolesques qu’on se dit que non, c’est pas possible que ça se soit passé ainsi…

Mais au final on s’en fout : si tout est vrai, si tout s’est passé comme décrit…. Cette histoire est extraordinaire. Si mensonge il y a…. L’histoire n’en est pas moins impressionnante, passionnante, et franchement bien écrite pour ce qui n’est au final « qu’un » témoignage (remarquez que ça a été publié en 1971, et on peut deviner que ça ne l’aurait pas été si le livre était mauvais ou mal écrit en fait).

Un bémol, juste un petit, pour finir : attention, ce livre n’est pas à mettre entre toutes les mains. Entre les descriptions très (trop) bien faites des opérations chirurgicales « maison » menées sur les contreforts de l’Himalaya, un chapitre entier dédié à la description de toutes les drogues possibles (origine, mode de prise, effets, et surtout « comment choisir de la qualité », a ne pas mettre entre toutes les mains donc…), et, bien sur, le fait que le personnage principal soit un truand à la petite semaine… Il est possible que ce livre ne plaise pas à tous. En particulier à ceux qui tournent de l’œil à la simple vue d’une aiguille, évidement.

Il reste cependant un témoignage franc, honnête, à vous dégoûter de vos rêves d’être né 30 ans plus tôt pour pouvoir être hippie, et, finalement… Marquant. Et marquer les esprits, n’est ce pas là ce qu’on demande avant tout à un bouquin ?

lundi 18 août 2008

"Un long dimanche de fiançailles" - Sébastien Japrisot

Par RêveJeanne, qui n'aime pas la guerre

Des livres sur la guerre, ce n'est pas ma lecture préférée. Des livres lents non plus. "Un long dimanche de fiançailles" avait l'air d'être les deux.

Aussi j'avais de la peine à accrocher à cette histoire. Si je n'ai pas abandonné après 75 pages c'est parce que Japrisot est notre aristochat et que la bibliothèque n'avais plus ses autres livres. J'en suis bien heureuse ! Parce que à partir de là, le livre a commencé à me plaire et à me toucher.

Mathilde a perdu son amour Marech dans la Guerre de 1914-1918. Elle apprend par un général que Marech faisait partie d'un group de cinq soldats condamnées à mort pour mutilation volontaire. Ils ont été jetés par-dessus le rebord des tranchées dans le Bingo Crépuscule, le no-man's land qui se trouve devant les tranchées allemandes. Aucune chance de survivre. Mathilde veut savoir si cette évènement atroce a vraiment eu lieu et ce qui s'est passé exactement. Elle ne veut pas croire qu'elle ne reverra plus Marech. Elle reçoit des indications que peut-être un ou deux des condamnées se seraient sauvés. Elle place des annonces dans les journaux pour recevoir des renseignements. Elle écrit des lettres, elle parle avec des personnes qui sont liées à cette journée horrible dans les tranchées. Petit à petit le puzzle se complète. Toutes les petites parties d'information qu'elle reçoit forment une image très noire du sort des soldats.

A travers les recherches de Mathilde le lecteur est confronté au le malheur qui touche les gens pendant et après la guerre. C'est une confrontation bouleversante. Un très beau livre!

dimanche 17 août 2008

"La fenêtre panoramique" - Richard Yates

Je m'attendais à autre chose, par Lhisbei

Présentation de l'éditeur

April et Frank Wheeler forment un jeune ménage américain comme il y en a tant : ils s'efforcent de voir la vie à travers la fenêtre panoramique du pavillon qu'ils ont fait construire dans la banlieue new-yorkaise. Frank prend chaque jour le train pour aller travailler à New York dans le service de publicité d'une grande entreprise de machines électroniques mais, comme April, il se persuade qu'il est différent de tous ces petits-bourgeois au milieu desquels ils sont obligés de vivre, certains qu'un jour, leur vie changera... Pourtant les années passent sans leur apporter les satisfactions d'orgueil qu'ils espéraient. S'aiment-ils vraiment ? Jouent-ils à s'aimer ? Se haïssent-ils sans se l'avouer ?... Quand leur échec social devient évident, le drame éclate.

J’ai acheté ce livre suite à la critique du magazine Lire qui disait :

En 1961, une bombe explosa dans le milieu littéraire américain. Elle fit voler en éclats les tabous dans une Amérique que la tornade Kennedy tirerait de sa torpeur. Avec "Revolutionary Road" (bizarrement traduit par "La fenêtre panoramique" - mais la traduction de Robert Latour gomme beaucoup de la subtilité de ce livre), un certain Richard Yates fit une entrée remarquée en littérature. Kurt Vonnegut et Raymond Carver le hissèrent au rang d'écrivain-culte. James Salter le salua comme «l'un des plus novateurs romanciers d'Amérique».

Je m’attendais donc à autre chose. Bien sur le propos est intéressant. La vie parfaite d’April et Franck est plus une source de frustration que de bonheur. L’ennui et la dépression guettent April. Franck n’en peut plus de sa petite vie étriquée d’employé modèle. Mais ce n’est pas la bombe que j’attendais. Et pour cause. Ce roman est paru en 1961. A l’époque c’était probablement l’équivalent pour les Etats Unis d’une bombe nucléaire, un miroir renvoyant le reflet d’un pays malade de son idéal de perfection, gangrené par ses illusions et se leurrant en permanence. C’était en 1961. 46 ans plus tard ce n’est plus qu’un pétard mouillé. Car Yates avec ce roman a ouvert la voie à d’autres romanciers qui sont allés plus loin encore dans la subversion. Et par ricochet La fenêtre panoramique paraît bien fade au lecteur d’aujourd’hui. C’est injuste. Le livre de Yates pour être apprécié à sa juste valeur doit être replacé dans son contexte historique (fin des années 50, début des années 60). Les personnages, à la psychologie bien développée par l’auteur, sont fouillés. L’intensité des émotions et des sentiments est bien rendue par un style direct et concis qui sait s’effacer au profit de l’histoire. Le ton, parfois désabusé, parfois cynique ou ironique, est toujours juste. L’ambiance est oppressante à souhait, le drame latent et lorsqu’il éclate c’est pour mieux achever le lecteur.

La fenêtre panoramique sera adaptée, sous son titre original Revolutionary Road, au cinéma par Sam Mendès, réalisateur de American beauty. Les rôles d’April et Franck Wheeler seront tenus par Kate Winslet et Leonardo DiCaprio.

samedi 16 août 2008

"Coronado" - Dennis Lehane

Retour aux sources, par Thom

Passer du roman à la nouvelle est toujours un exercice délicat, quand bien même on s'appelle Dennis Lehane et a fortiori lorsqu'on est l'un des plus grands romanciers contemporains, qu'on excelle dans ce domaine et qu'on se paierait bien une petite récréation en attendant de s'attaquer à un nouveau pavé.

La fleur aux dents et avec toute l'énergie qui le caractérise, l'auteur de « Mystic River » s'y colle courageusement et le résultat, pour prévisible qu'il soit (plusieurs de ces short-shories ont été préalablement publiées ça et là - certaines sont même dégottables sur le Net... en V.O.), s'avère des plus honorables. Soit donc cinq nouvelles plutôt consistantes dans lesquelles Lehane, de toute évidence, se fait plaisir : la forme courte semble pour lui l'occasion de prolonger l'expérience du mésestimé « Sacred » et de revenir aux fondamentaux du roman noir ; du tragique toujours, mais de l'humour (noir) aussi. Situations étranges, héros ordinaires, écriture extrêmement nerveuse et dialogues décapants... à vrai dire les meilleurs textes de « Coronado » (« ICU » et « Gone down to corpus ») sont autant de petit concentrés de l'art lehanien, mais un art qu'on aurait quelque peu déshabillé de son univers : en livrant une poignée d'œuvres moins étouffantes et en quittant l'indispensable banlieue de Boston, Lehane paraît avoir (involontairement ?) renoncé à une part non négligeable de tout ce qui fait habituellement sa marque de fabrique - donnant l'impression de tout faire pour se rapprocher d'un auteur hardboiled traditionnel (ce qu'il n'a assurément jamais été). Une sensation étrange qui est pourtant patente dans « Running out dogs », texte inaugural aux accents sudistes si impeccables qu'on jurerait être en face d'un inédit de Jim Thompson ! Mais cette volonté affichée de revenir aux sources est-elle si étonnante lorsqu'on sait que « Shutter Island » (dernier roman de Lehane en date) s'est parfois fait allumer par certains puristes du noir ? A lire le cinglant « Mushrooms », l'auteur fait bizarrement penser à ces groupes qui, devenus des superstars en signant sur des majors, publient aussitôt après des compilations de leurs travaux d'avant la gloire (ou de vieilles reprises qu'ils adorent) histoire de conserver le label Croisé dans l'underground. C'est sans aucun doute le but caché de ce recueil au demeurant très réussi, au terme duquel Dennis Lehane aura (re)gagné en crédibilité ce qu'il aura (un peu) perdu en singularité.

Qu'importe, du reste, car chassez le mega-seller et il revient au galop : le texte éponyme, pièce de théâtre qui semble s'être trompé de bouquin, gâche le grand final en cela qu'il est un décalcomanie maladroit de la nouvelle juste avant (l'exceptionnelle « Until Gwen »). Inutile de dire qu'au vu de la qualité de cette dernière on oubliera volontiers ce remplissage inutile pour ne garder de « Coronado » que l'essentiel : quatre textes remarquables sur six... c'est déjà plus que dans nombre de recueils contemporains.